Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/551

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rance des gens et des valeurs sociales ou intellectuelles réelles, tel est encore Guitry. Qu’un artiste de sa taille se soit usé à mimer — car il n’y a pas là de langage humain — les animaux sexuels d’un Bernstein ou à claironner les platitudes tarabiscotées d’un Rostand, voilà qui me navre. J’ai cru distinguer, dans cet artiste si bien doué, si solidement campé, si puissant de composition et d’attitude, un paresseux, un nonchalant, un dédaigneux de cet effort sans lequel le don s’éparpille ou somnole, passé l’âge de quarante-cinq ans. Il est là, devant les feux de la rampe, souple dans son veston, agile comme un ours qui en a vu de toutes les couleurs, pas pressé, parlant à voix moyenne, se montant graduellement ; puis, tout à coup, on devine que son rôle — en général mal choisi comme je viens de le dire — l’embête à bon droit, l’assomme, et il s’endort dedans, et la salle avec lui. La vérité est que ce maître de l’art tragique n’a jamais trouvé son auteur et, qu’à l’heure où j’écris, il le cherche encore. Je songe avec peine que, dans cinquante ans, alors que Guitry, votre serviteur et quelques autres seront allés contempler les racines des pissenlits, il viendra un dramaturge de grand talent, qui ne trouvera pas son comédien. Plus je vais et plus je me rends compte que le choix de ses rôles décide de la destinée de l’acteur, autrement dit qu’il doit être, encore et surtout, bon psychologue.

Le Dr  Landolt est un bon psychologue. Cet illustre oculiste venait assidûment chez Mme de Loynes et c’était une joie pour tous quand, avec un léger accent chantant, il ouvrait un aperçu extrêmement neuf sur la réaction des malades à la douleur, ou l’état d’esprit des aveugles, ou la symptomatologie des grands nerveux. D’une culture immense, d’une indépendance intellectuelle absolue, le Dr  Landolt, qui fuit la réclame et les honneurs, est un des savants les plus curieux, les plus à part de ce temps. Il est dommage qu’il soit tenu par la discrétion professionnelle, qu’il ne puisse apporter son témoignage médical à la biographie des contemporains. Songez que, dès 1886, il diagnostiqua la paralysie générale de Maupassant et qu’il dut, pendant plus de sept années, spectateur placide des engouements mondains et des fantaisies lubriques de son célèbre client, garder cet affreux secret pour lui seul ! Je lui dis quelquefois : « Vous êtes dans les coulisses de la comédie mondaine », et cela