Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/552

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le fait sourire. Je ne connais personne de plus bienveillant, de plus galant envers la vie et les circonstances, ni de mieux renseigné sur les uns et sur les autres. Mon père faisait de lui un cas extraordinaire, Dumas aussi, Charcot aussi. Mme de Loynes aussi. Il avait, comme on dit, la cote, dans tous les milieux où il fréquentait et il a su la conserver. C’est un cas unique.

Drumont, toujours casanier, est venu tard chez Mme de Loynes, mais dans des circonstances bien tragiques, qui feront l’objet d’un autre volume. Il y apportait cette humeur débonnaire qui fut sa marque, sa philosophie ironique de la vie et l’atmosphère chargée d’orages, habituelle aux grands polémistes, alors même que leurs armes sont au repos. Notre amie l’admirait fort et le choyait tant qu’elle pouvait. Elle s’inquiétait de savoir s’il aurait plaisir à rencontrer tel ou tel, s’il préférait le bordeaux ou le bourgogne, la viande peu ou très cuite et me consultait sur ses habitudes.

« Je puis vous assurer, madame, qu’il aime le rôti presque saignant, et, autant que je me le rappelle, avec les légumes servis à part, ce qui est la sagesse même.

— Oui, mais d’Avenel va l’ennuyer.

— Madame, qui n’ennuie-t-il pas ? Drumont est tellement courtois qu’il ne lui tranchera même pas la tête.

— Ah ! quel dommage, mon Dieu, quel dommage ! Voilà ratée une occasion superbe ! » ajoutait Lemaître en se tordant les mains.

L’illustre auteur de la France juive était un narrateur elliptique et délicieux. Il avait une vision de fabuliste et de moralisateur, à la façon de La Fontaine, et il fallait l’entendre raconter tel ou tel épisode de sa fulgurante carrière, pour le connaître comme il était. Le comique des hommes et des situations était ce qui le saisissait tout d’abord. Il allait au fond des caractères, des appétits, des mensonges conventionnels, avec un à pic extraordinaire, bien qu’il feignît souvent de ne pas voir, tant il avait horreur des petits ennuis, des ronces de l’existence quotidienne. Quand il entendait un propos qui lui déplaisait, ses yeux, sous le lorgnon, devenaient brûlants et sombres, ou il jouait nerveusement avec les breloques de sa montre. Mais l’expression de son mécontentement était toujours surveillée et attentive, à la façon de l’ire de l’éléphant, qui sait qu’il peut