Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/68

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blable à un bourreau en villégiature, qui a oublié son couperet. Il en conservait le reflet dans l’œil.

Quelle différence avec Sully Prudhomme, l’ami des mathématiques et du genre humain ! Je ne l’ai connu qu’empâté, mais d’une grâce charmante, souriant et aimable, confidentiel, tel qu’un chef-d’œuvre dans la pénombre. À contre-jour, il avait l’air peint non par Rembrandt, mais par un très bon élève de Rembrandt. C’était un scrupuleux, qui répétait volontiers : « Je vais y réfléchir… Je vais y penser… J’ai songé à ce que vous m’avez dit… » Sa conscience philosophique, littéraire et même grammaticale était presque maladive. Il traitait les jeunes gens en hommes faits. Sachant que j’étais un bon élève, il me donna rendez-vous un matin chez lui faubourg Saint-Honoré, pour me lire du latin et du français. Je ne comprenais pas tout le latin, qui était de Lucrèce et difficile, mais je répétais « oui, monsieur… certainement monsieur » et il avait la gentillesse de ne pas me pousser, de faire comme si j’avais été Turnèbe ou Pic de la Mirandole.

— Vous vous destinez à la médecine, et pourtant vous avez, je le vois, de fortes dispositions littéraires.

— Monsieur, j’aime beaucoup les lettres.

— Il faut cultiver cela. Même en science, les humanités sont utiles. Écoutez ceci, qui est de Pascal.

Il atteignit le livre et me lut, en les soulignant avec conviction et lenteur, quelques passages. J’aurais voulu lui montrer que je l’admirais et que je connaissais un grand nombre de vers de lui. Mais il paraissait considérer cette partie de son œuvre comme négligeable. Il était tout occupé de philosophie de l’esthétique et, ayant refermé Pascal, il se lança dans de longues explications, qui me parurent ingénieuses mais arbitraires, et que bientôt je n’écoutai plus du tout. Il me fit promettre de retourner le voir souvent. Ce fut plus tard, à la publication de mon premier livre, suite de dialogues métaphysiques et, pour le coup, fort ennuyeux. Cet excellent Sully Prudhomme avait eu la patience d’en analyser un ligne à ligne et il me proposa ses objections. Que j’étais confus et heureux ! À ce moment, il observait le régime lacté et il buvait à la tasse par petites lampées, comme un chat, en me poursuivant sur mon objectivisme, qui n’était pas de moi, mais bien plutôt de Lachelier et de Bou-