Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/95

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Il ne manquait ni de culture, ni d’un certain petit talent sec et propret, à la manière des auteurs secondaires du XVIIIe siècle, des demi-licencieux, des demi-pervers, entre Laclos et Restif ; mais il y avait une telle disproportion entre ses moyens et son moi qu’on avait, lui présent, envie de rire. La nature peut en s’amusant fabriquer de drôles de marionnettes. Je ne croirai jamais qu’Hermant est un terrestre. C’est un petit monsieur de la lune, tombé de là-haut par une nuit froide, avec des manuscrits plein ses poches, et qui accomplit les mouvements et démarches, fait les gestes, tient les propos que commande un mécanisme d’horlogerie invisible. Que de fois j’ai cherché sa clé dans son dos, dans ses regards gelés et avides, dans ses Courpières et ses Coutras venant après ses Cruchod et ses Rambosson, dans l’atmosphère inquiète et douloureuse que dégage sa petite personnalité ! Mystère ambulant, il va, vient, entre, note — quelquefois non sans réminiscin…ce, — sort, renote, se raconte — non sans indulgin…ce, — raconte son voisin, son camarade, sa concierge, son propriétaire, son chien, son chat, en leur prêtant des aventures supposées et généralement scélérates ou voluptueuses, mais sans réalité. Il y a comme un écran interposé entre le monde et sa plume, qui voudrait tellement être cruelle et redoutée. Certains indigènes, habitant un sol malsain, trempent leurs flèches dans la terre afin de les empoisonner. Abel — nous l’appelions Bébel, par un diminutif amical, — trempe la sienne dans je ne sais quel produit, évidemment lunaire, qui la rend inoffensive, sine ictu. Des mondains, peints par lui en cambrioleurs incestueux, en revendeurs de bijoux volés, en tueurs de leurs propres enfants, etc. etc., continuent à le recevoir, ne se doutant pas une seule minute des crimes affreux, des vices antiphysiques qu’il leur a prêtés, sans nulle méchanceté d’ailleurs, simplement parce qu’il faut bien écrire et publier des « romins ».

Un seul livre d’Hermant, à l’époque où je parle, a fait scandale. Il s’appelait le Cavalier Miserey et il était, avouons-le, fort ennuyeux. Mais il eut la chance de tomber entre les mains d’un colonel plein de candeur et peut-être aussi de miséricorde, qui le fit brûler dans la cour du quartier. Ainsi fut lancé notre Bébel, à qui Alphonse Daudet dit un jour devant moi, avec une intonation paternelle, mais inoubliable : « Mon cher Hermant,