Page:Lévy-Bruhl - L’Allemagne depuis Leibniz, 1907.djvu/149

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revanche à prendre. Leur esprit n’est point tourné de ce côté. Ce qu’ils font profession de détester, c’est l’esprit moqueur, persifleur, sec et prosaïque, c’est la négation antireligieuse et antichrétienne qu’ils appellent l’esprit français, et qui pour eux se personnifie en Voltaire. Voilà l’ennemi que poursuit leur haine, dont ils redoutent l’influence en Allemagne, et qui est doublement exécré, parce qu’il a séduit Frédéric. Leur exagération habituelle se retrouve dans l’expression de ce sentiment, et c’est ainsi que leurs revendications, très légitimes en soi, prennent la forme d’une gallophobie innocente au début, mais funeste par ses conséquences. On oubliera par la suite qu’il s’agissait simplement de protéger les écrivains allemands et leurs lecteurs contre l’influence « desséchante » des philosophes français. On croira à un antagonisme profond, essentiel, absolu, entre l’esprit germanique et l’esprit français. Or, ainsi présentée, cette idée est fausse, parce qu’elle est systématique et partant incomplète. Elle voit le pôle par où les deux nations se repoussent, elle ne voit pas le pôle par où elles s’attirent. En réalité les esprits les plus puissants et les plus originaux de l’Allemagne d’alors, un Lessing, un Gœthe, un Kant, un Schiller, plus tard un Schopenhauer, étaient nourris jusqu’aux moelles de la pensée française. Par malheur l’idée d’une opposition absolue entre les génies des deux nations n’était pas fausse seulement, elle était dangereuse aussi, et singulièrement propre à envenimer plus tard les haines politiques. L’histoire des relations de la France et de l’Allemagne dans notre siècle en est le douloureux témoignage.