Page:Lévy-Bruhl - L’Allemagne depuis Leibniz, 1907.djvu/162

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moins le mérite de voir clair dans ses idées et dans ses sentiments. Lessing se serait plutôt intéressé aux questions sociales qu’à la politique. Il est de feux qui voient en l’État « un mal nécessaire ». Pour assurer la sécurité individuelle et la propriété, il faut bien que des États soient organisés. Mais ces avantages, si précieux qu’ils soient, nous les payons cher, et sans doute trop cher. L’organisation sociale détruit l’égalité naturelle, et rend le bon accord impossible entre les hommes. Elle restreint la liberté des individus, elle établit les distinctions de classes, qui sont si contraires au bonheur de l’humanité, et que l’état de nature ignorait. La société civile serait donc, comme Rousseau le prétend, la cause principale de tous nos maux. Lessing allait même, s’il faut en croire Jacobi, jusqu’à prévoir une révolution qui la détruirait de fond en comble[1].

Mais qu’on ne s’y trompe pas. En dépit de sa philosophie cosmopolite et de ses théories sociales, ou même socialistes, Lessing est Allemand de la tête aux pieds. Peu de patriotes ont rendu à leur pays des services aussi nombreux et aussi durables que cet écrivain trop modeste, qui se refusait à lui-même le titre de poète. Sans doute il ne gémit point de la décadence politique de l’Empire, et il ne songe pas davantage aux moyens de le relever. Mais cette Allemagne idéale, qui fut l’œuvre du XVIIIe siècle, et qui, sans frontières définies, tenait toute dans la langue, la philosophie et la littérature nationales, personne n’a fait pour elle plus que Lessing. Il a rendu à ses compatriotes ce qui est, selon Emerson,

  1. Voyez Zeller, Geschichte der deutschen Philosophie seit Leibniz, p. 359.