Page:Lévy-Bruhl - L’Allemagne depuis Leibniz, 1907.djvu/167

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vie intellectuelle ne se concentre pas en une ville qui soit, comme Paris en France, le foyer unique de la nation. Les centres secondaires ne sont point soumis à l’ascendant et au contrôle d’un centre dominateur, et ces centres se multiplient : toute grande ville, toute petite ville même qui possède une université, comme Gœttingen ou Iéna, vit par soi. Lessing passe ses dix dernières années à Wolfenbüttel dans le Hanovre. Kant ne quitte point Kœnigsberg ; Gœthe fait choix de Weimar pour son domicile.

Cette dissémination a ses avantages et ses inconvénients. Elle permet aux originalités moyennes, lentes ou timides, de se développer à leur aise, et de donner à loisir tout ce dont elles sont capables, au lieu d’être écrasées par l’action directe et immédiate de génies supérieurs. Elle est favorable aussi au parfait désintéressement, à l’admirable ouverture d’esprit qui est une gloire de l’Allemagne du XVIIIe siècle. Bourgeois d’une ville libre impériale ou sujet d’un état microscopique, un esprit tant soit peu cultivé et philosophe, sortant de ces étroites limites, se trouvait partout chez lui dans l’univers. Il est autrement difficile de se dégager de toute prévention patriotique quand on appartient à un grand peuple de quarante millions d’âmes, que l’on se sent vivre de sa vie, jouir de ses triomphes, et passer avec lui, dans les jours critiques, par les tragiques alternatives de la crainte et de l’espoir. Mais au XVIIIe siècle, cet intérêt n’existait point pour les Allemands. De là une contradiction qui nous étonne entre leur zèle pour la gloire littéraire, scientifique et philosophique de leur pays, et leur froideur pour ses misères politiques ; de là ce mélange de cosmo-