Page:Lévy-Bruhl - L’Allemagne depuis Leibniz, 1907.djvu/39

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le sentiment de son individualité nationale. Il y a, dit-il quelque part, des hommes qui ont « le pouvoir sans l’intelligence » ; ce sont les princes, grands et petits, et leurs conseillers. D’autres ont « le pouvoir et l’intelligence. » Ceux-là, dit-il, sont les héros, mais ils sont rares. D’autres enfin ont « l’intelligence sans le pouvoir. » N’est-ce pas un retour mélancolique sur lui-même, qui désira en vain toute sa vie mettre la main aux grandes affaires ? Il ne put même pas obtenir des princes qu’il servait le titre de chancelier de Hanovre. En présentant à Vienne et ailleurs des mémoires, qui la plupart du temps ne lui étaient pas demandés, il dut se donner souvent l’apparence de la mouche du coche. Ses exhortations à la concorde, l’expression touchante de ses douleurs patriotiques, sa Défense et Apologie de la Langue allemande ont-elles servi davantage ? Il ne put empêcher que l’influence française, surtout après la restauration des Stuarts en Angleterre, ne devînt de plus en plus tyrannique dans les mœurs et dans la littérature. Lui-même parfois cède au courant ; il prêche pour la langue allemande, mais, quand il veut être lu, il écrit en français.

Plusieurs historiens[1] comptent parmi les causes de cet insuccès le caractère de Leibniz, qui ne leur paraît pas à la hauteur de son génie. Ils blâment cette inquiétude continuelle, ce besoin de conseiller à tout prix, qui le fait s’adresser tour à tour ou presque en même temps à Louis XIV, au pape, à l’Empereur, au duc de Brunswick, au roi d’Angle-

  1. Vovez le jugement de Biedermann, II, p. 236-240