Page:Lévy-Bruhl - L’Allemagne depuis Leibniz, 1907.djvu/40

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terre, au tzar de Russie, comme s’il eût voulu servir tant de maîtres qui auraient dédaigné ses services. Ce jugement est trop dur. Sans doute, Leibniz apporte dans les affaires d’État une imagination un peu trop fertile et quelquefois indiscrète ; mais la sincérité de ses efforts et la qualité de son patriotisme demeurent au-dessus du soupçon. La cause principale de son insuccès est ailleurs. Ce qu’il songeait à restaurer du passé, l’unité religieuse, l’hégémonie de l’Empire dans le monde chrétien, tout cela était irréparable. On ne pouvait rayer de l’histoire la Réforme, la guerre de Trente ans et les traités de Westphalie. Ce qu’il voulait établir de nouveau, l’unité économique, l’armée nationale, la science et la littérature proprement allemandes, rien de cela ne pouvait naître encore. Un peuple ne peut passer d’un seul bond, sans transition, de la misère et de la barbarie à une culture florissante. Leibniz, le théoricien de la loi de continuité, devait le savoir mieux que personne.

Aussi la partie de son œuvre qui n’avait point de prétentions politiques a-t-elle seule profité à l’Allemagne. Elle a été utile, parce qu’elle était désintéressée. Tout ce que cet esprit si fécond en ressources a imaginé pour subvenir aux besoins et aux maux de l’Allemagne est resté sans effet. Sa philosophie, au contraire, reprise par son disciple Wolff, réduite en système, digérée et disposée en vue de l’enseignement, est devenue pour la pensée allemande une discipline commune, qui la mit rapidement en état de rivaliser, dans le domaine de la science et de la philosophie, avec l’Angleterre et avec la France.