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Page:Lévy-Bruhl - Morceaux choisis, 1936.djvu/106

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animale, s’approche d’un homme, celui-ci se sent envahi par un sommeil irrésistible. Arrivé tout près de sa victime, le loup-garou reprend la forme humaine (cependant son corps est resté dans sa maison). La victime est tombée en syncope. Alors le loup-garou la dépèce en de nombreux morceaux. Il lui ouvre le ventre, en retire le foie, et le mange. Ensuite il refait le corps, il le referme, et il le lèche avec sa longue langue. L’homme est alors redevenu tel qu’auparavant. Il ne sait pas ce qui lui est arrivé[1]. »

Pour comprendre ces représentations si étranges, où la mentalité primitive ne voit rien d’extraordinaire, il faut écarter le sens que nous donnons au mot « mort », et tâcher d’entrer dans le sien. La mort n’est pas, pour elle, la rupture irréparable qui retranche à jamais l’individu du monde des vivants, puisque son corps retourne à la poussière, tandis que l’âme subsiste seule, spirituelle et immortelle. Il s’agit seulement d’une modification brusque et profonde de l’individu, qui ne l’empêche pas de continuer à exister, malgré la décomposition du corps. Ainsi « meurent » les jeunes gens au cours des épreuves de l’initiation, pour renaître bientôt après : c’est une mutation mystique de leur individualité. De même, à un certain moment de l’initiation des medicine-men chez les Aranda, les candidats sont mis à mort, et leur corps vidé de ses organes. Puis ils sont rappelés à la vie, et pourvus d’organes neufs : autre mutation mystique, qui en a fait des sortes de surhommes. C’est en ce même sens qu’il faut entendre que des sorciers font « mourir », puis revivre, leurs victimes.

Souvent, dans ces cas de mort larvée, la vie apparente est précaire. Le sorcier a voulu que l’homme ne tardât pas à mourir réellement. Souvent aussi, pour s’assurer un profit personnel, il a simplement cherché à transformer l’individualité de sa victime. M. Junod a décrit ce fait avec précision « Leur objet peut être, non pas de tuer leurs victimes, mais de les employer comme serviteurs, pour labourer leurs champs, couper leur bois, etc. »

(A. P., pages 340-342.)
  1. A. C. Kruyt, De Bare’e-sprekende Toradja’s, I, pp. 255-256.