Aller au contenu

Page:Lévy-Bruhl - Morceaux choisis, 1936.djvu/108

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un dieu, ni même un esprit, est-il respecté et craint. Il ne fait qu’un avec la personne qui a opéré le changement ; il y a pour ainsi dire, entre eux deux, un pacte secret, et une entente intelligente. Elle lui ordonnera d’aller saisir un tel, et il ira et ne se trompera pas… Ce que nous venons de dire explique pourquoi, après que quelqu’un a été enlevé par un crocodile, on recherche toujours, en premier lieu, le mulogi qui a dépêché le monstre, et l’on trouve toujours un coupable. Son sort est vite réglé[1]. » Chez les Bangala, « jamais un crocodile ne ferait cela (renverser un canot pour enlever l’homme), s’il n’en avait reçu l’ordre d’un moloki (sorcier), ou si le moloki n’était entré dans l’animal pour commettre le crime[2]) ». Le missionnaire envisage donc les deux hypothèses séparément, tandis qu’aux yeux des indigènes, d’une façon d’ailleurs incompréhensible pour nous, elles n’en font qu’une.

Au Gabon, « la superstition de l’homme-tigre, dit un excellent observateur, M. Le Testu, n’est pas moins obscure que celle de l’envoûtement. Elle se présente sous deux formes. Dans un cas, le tigre (entendez : léopard ou panthère), le tigre auteur du crime est un animal véritable appartenant à un individu, lui obéissant, exécutant ses ordres ; ce tigre passe à ses héritiers comme un autre bien mobilier. Un tel, dit-on, a un tigre. Dans l’autre cas, l’animal n’est qu’une incarnation, en quelque sorte ; on ne sait même pas bien si c’est un homme qui a pris figure de bête, la bête n’étant alors qu’une apparence, ou bien s’il y a eu une incarnation proprement dite d’un homme dans un animal véritable… L’idée que les indigènes se forment de l’homme-tigre est extrêmement obscure[3]. »

Voici le récit d’un indigène, de sa propre bouche : « Peut-être, pendant que le soleil est au-dessus de l’horizon, êtes-vous en train de boire du vin de palme avec un homme, sans savoir qu’un esprit malin est en lui (lui-même peut l’ignorer). Le soir, vous entendez le cri de Nkole, Nkole ! (crocodile), et vous savez qu’un de ces monstres, à l’affût

  1. P. Eugène Hurel, Religion et vie domestique des Bakerewe. Anthropos, VI (1911), p. 88.
  2. Rev. J. H. Weeks, Anthropological notes on the Bangala of the upper Congo river, J. A. I., XXXIX, pp. 449-450.
  3. G. Le Testu, Notes sur les coutumes Bapounou dans la circonscription de la Nyanga, pp. 196-197.