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Page:Lévy-Bruhl - Morceaux choisis, 1936.djvu/112

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Sorciers involontaires.

Voici ce qui épouvante peut-être le plus les indigènes. Ces sorciers contre qui il est si malaisé de se défendre, et qui sont, au témoignage de M. Junod, « nombreux dans chaque tribu », qui peuvent se charger de crimes pendant de longues années sans être découverts, peuvent aussi s’ignorer eux-mêmes. Ils agissent alors en instruments inconscients du principe qui habite en eux. En fait, « ils mènent une existence double, l’une de jour, où ils sont des hommes comme les autres, et une nocturne, où ils font leur besogne de sorciers. Savent-ils dans la journée ce qu’ils ont fait pendant la nuit ? Il est difficile de répondre à cette question, car il ne semble pas que l’esprit des indigènes possède une idée claire sur ce point. Cependant l’idée traditionnelle, véritable, est que le sorcier ne sait pas ce qu’il fait ; il ne sait même pas qu’il est sorcier tant qu’il n’a pas été décelé comme tel… Il est donc inconscient. »

L’inconscience de leurs actes ne fait d’ailleurs que rendre les sorciers plus malfaisants encore… En effet, le principe malin qui loge en eux, — et que l’on constate souvent matériellement à l’autopsie, — agit précisément comme le mauvais œil. Il répand le malheur autour d’eux dans le groupe social. Souvent les premières victimes sont les plus proches parents du sorcier, ceux qui devraient lui être le plus chers et le plus sacrés.

On peut donc, si l’on veut, continuer à se servir, dans ces cas, des mots d’ « accusation », et de « jugement », d’où les « prévenus » sortent « innocents » ou « coupables », mais à condition de leur prêter un sens fort éloigné de celui qu’ils ont en Europe. Il n’y a pas ici la moindre question de justice, et l’ordalie n’a nullement pour objet de découvrir si une peine a été méritée ou non. Ce qui préoccupe les indigènes est d’un autre ordre. Ils sont hantés, ils sont terrifiés par l’idée que parmi eux vivent des individus, en apparence semblables aux autres, qui possèdent les pouvoirs magiques les plus redoutables, et qui en usent pour commettre les pires forfaits, sans qu’on les voie, sans qu’on puisse les