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Page:Lévy-Bruhl - Morceaux choisis, 1936.djvu/113

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prendre sur le fait, sans qu’ils le sachent eux-mêmes parfois. Contre ce fléau, l’ordalie est la seule défense efficace.

Par conséquent, au lieu d’assimiler les « sorciers » des sociétés inférieures aux criminels que poursuit notre justice pénale, il convient de les ranger dans une catégorie toute différente, avec les jettatori. Ils sont aussi très voisins des êtres anormaux dont le groupe social se défait, dès que leur anomalie est apparue, parce qu’ils portent malheur : par exemple, des enfants dont la présentation a été insolite lors de l’accouchement, ou qui sont nés avec des dents, ou qui percent les incisives du haut les premières, etc. Comme les sorciers, la présence en eux d’un principe malfaisant les rend funestes au groupe social ; comme les sorciers, ils doivent être supprimés, ou du moins mis hors d’état de nuire. Il est vrai que ces monstra ne seront peut-être malfaisants que plus tard, tandis que le principe malin qui loge chez le sorcier a déjà pu causer beaucoup de désastres. Mais la mentalité primitive n’est guère sensible à cette différence. Elle se représente aisément le futur comme déjà présent, surtout s’il lui apparaît comme certain, et s’il provoque une forte émotion. Or elle n’a pas le moindre doute sur l’influence maligne qui émanera de ces enfants anormaux. Ce sont, dès à présent, des sorciers « virtuels ». Les indigènes le disent en propres termes et c’est la raison qu’ils donnent pour les traiter comme ils le font.

(M. P., pages 278-281.)

Puissance effective du sentiment.

Une femme, dans un mouvement d’humeur ou d’impatience, dans un accès de jalousie, peut avoir désiré la mort du défunt, sans se l’avouer à elle-même, sans s’en rendre compte. Elle peut nier de la meilleure foi du monde, — et le poison, en la tuant, donnera la preuve du contraire. Si le désir a existé, ne fût-ce qu’un instant, son effet fatal a pu se produire, surtout au cas où la femme recélait en elle le principe malin qui fait les sorciers. C’est de quoi l’on s’assure par l’épreuve du poison. Mais la présence de ce principe n’est même pas nécessaire : le désir, à lui seul, peut tuer comme l’ensorcellement. Les indigènes de cette