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Page:Lévy-Bruhl - Morceaux choisis, 1936.djvu/139

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ment irrésistible de crainte et d’horreur pousse le primitif, presque toujours, à faire précisément le contraire.

Ainsi, au Kamtchatka, « jadis si quelqu’un tombait à l’eau accidentellement, c’était, selon les indigènes, un grand péché (Sünde) s’il s’en tirait. Si un homme tombait à l’eau en présence d’autres, ils ne lui permettaient plus d’en sortir : au contraire, ils employaient la force pour le faire noyer et pour assurer sa mort[1]. »

Peut-on imaginer une conduite plus inhumaine et plus atroce ? Pourtant, une minute avant que le malheureux fût en danger de mort, ses compagnons étaient prêts à tout partager avec lui, provisions, munitions, abri, etc., prêts à le défendre s’il en était besoin, à le venger si un membre d’un groupe ennemi lui faisait tort, à remplir en un mot, envers lui comme envers tout autre, les obligations multiples que l’étroite solidarité de ces sociétés impose. Il tombe à l’eau par accident et va se noyer : aussitôt il devient un objet de crainte et de répulsion. Non seulement on ne s’empresse pas de le secourir, mais, s’il a l’air de se sauver, on l’en empêche ; s’il reparaît à la surface, on le renfonce dans l’eau. Parvient-il cependant à survivre, le groupe social ne veut pas admettre qu’il ait échappé à la mort. On ne le connaît plus. C’est un membre retranché. Les sentiments qu’il inspire, le traitement qu’on lui inflige rappellent les excommuniés du moyen âge.

C’est que les cas de ce genre sont rigoureusement comparables à la « mauvaise mort ». Ce qui épouvante la mentalité primitive dans celle-ci, ce n’est pas la mort elle-même, ni les circonstances matérielles qui l’accompagnent : c’est la révélation du courroux des puissances invisibles, et de la faute que ce courroux fait expier. Or, quand un homme risque de périr accidentellement, cette révélation est aussi nette et aussi décisive que s’il était déjà mort. Il a été « condamné » : peu importe que l’exécution ne soit pas achevée. L’aider à échapper, serait se rendre complice de sa faute, et attirer sur soi-même le même malheur.

(M. P., pages 317-319.)
  1. G. W. Steller, Beschreibung von dem Lande Kamtschatka, p. 295.