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Page:Lévy-Bruhl - Morceaux choisis, 1936.djvu/150

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La confession du sorcier.

Une dernière manière de se débarrasser d’une mauvaise influence en l’écartant consiste à réaliser soi-même, plus ou moins complètement, le malheur que l’on sent imminent. Par exemple, quand on s’est vu en rêve frappé par une infortune, aussitôt éveillé, on « exécutera » le rêve, le plus tôt et du mieux que l’on pourra. De la sorte, on « substitue » un équivalent au malheur qui menace. On le rend réel d’avance, et ainsi on en est quitte. Il est arrivé, il ne se produira pas de nouveau.

Un fait curieux, recueilli chez les Kuravers (tribu de voleurs de l’Inde), achèvera de montrer comment une « substitution » sert à préserver d’un malheur. « Un télégramme, dit l’auteur, arrive un jour à mon bungalow : « Baloo décédé. Soyez calmes. » Ce jeune Baloo avait été élevé dans mon village, mais, à ce moment, il se trouvait à une distance d’une centaine de milles. Voici ce qui s’était passé. Un corbeau s’était posé un instant sur sa tête. C’était un présage épouvantable. Il annonçait une mort certaine. Pour empêcher la sinistre prédiction de s’accomplir, l’oncle de Baloo avait imaginé d’envoyer ce télégramme. Naturellement, jusqu’à ce que l’on apprît ce qui s’était passé, on eut du chagrin au bungalow, et ensuite on s’en amusa beaucoup. Mais qu’étaient un peu de peine et un peu de dépense, au prix du malheur que l’on avait écarté en envoyant ce télégramme[1] ? » Peu de faits sont plus instructifs que celui-là. Le corbeau, en se posant sur la tête de l’enfant, l’a condamné à mort irrévocablement. Le seul moyen qui restait de s’opposer au malheur était de le « représenter », de le réaliser soi-même d’avance. Comment faire ? — Pour simuler la mort de Baloo, on la télégraphie, comme si il avait expiré en effet. La nouvelle ainsi expédiée a assez de réalité, quoique fausse, pour qu’on n’ait pas à la transmettre une seconde fois. L’enfant est mort en effigie.

(S. N., pages 279-280.)


  1. W. J. Hatch, The land pirates of India, p. 97 (1929).