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Page:Lévy-Bruhl - Morceaux choisis, 1936.djvu/163

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Ainsi tout phénomène insolite est considéré comme le signe et, du même coup, comme la cause d’une disgrâce qui arrivera plus tard ; mais, d’un autre point de vue, et tout aussi justement, cette disgrâce peut être regardée comme la cause du phénomène insolite. C’est donc que nous faussons ces représentations collectives en les interprétant par la loi de causalité, qui implique un ordre temporel invariable et irréversible entre la cause-antécédent et l’effet-conséquent. En fait, ces représentations obéissent à la loi de participation, loi constitutive de la mentalité prélogique. C’est une liaison mystique, irréductible à une analyse logique, qui unit le phénomène insolite à la disgrâce dont il est le signe.

(F. M., pages 334-336.)

Dans les tribus du centre de Célèbes, on parle de citrouilles, de cocotiers, etc., qui portent malheur. Rien de plus commun que les croyances de ce genre : la Mentalité primitive en a déjà cité quelques-unes (ch. V, pp. 154 et suivantes). En général, on considère comme porte-malheur les êtres et les objets dont le comportement présente quelque chose d’insolite, d’extraordinaire, d’anormal, se rapprochant de ce les Romains appelaient monstra et portenta, et regardaient aussi comme de funestes présages. Par exemple, « quand le fruit d’un bananier sort, non pas au sommet de la tige, mais en son milieu, cela est measa (porte-malheur). En pareil cas, l’arbre est aussitôt abattu, et jeté au loin. Au centre de Célèbes, cette croyance est répandue partout… On dit d’ordinaire que cela entraîne comme conséquence la mort du maître de cet arbre[1]… »

Dans tous ces cas, et dans une infinité d’autres semblables, — M. Kruyt en a donné une longue liste pour le centre de Célèbes seulement, — ce qui fait peur au primitif, comme on sait, c’est l’anomalie. Aussitôt qu’il perçoit le fait insolite, anormal, il n’a pas besoin d’en chercher la cause. Il y voit, il y sent l’action d’une force invisible et maligne qui révèle ainsi sa présence. Elle porte malheur, elle ensorcelle.

  1. A. C. Kruyt, Measa, III. T. L. V., LXXVI, p. 105 (1920).