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Page:Lévy-Bruhl - Morceaux choisis, 1936.djvu/167

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doivent s’abstenir d’un grand nombre d’actions. « Un jour, comme il fallait chercher de la glace pour la faire fondre, notre compagnon groenlandais, Jörgen Brönlund, à notre insu, ordonna d’y aller à un jeune garçon qui venait de perdre ses parents récemment. Il pouvait bien, pour une fois, passer outre aux interdictions, se dit Jörgen. Et ainsi Agpalinguark (c’était le nom du jeune homme) était allé chercher de la glace. Mais il avait été vu par deux vieilles femmes à qui cette violation de la coutume parut très inquiétante. Quelque chose allait arriver, pour sûr ! Et en effet, deux jours après, une tempête du sud-ouest éclata. La houle fut si énorme que les vagues déferlèrent très loin sur la terre, et détruisirent toutes les maisons du village. Un des chefs vint alors nous trouver, et il nous pria de ne plus provoquer, à l’avenir, de semblables violations de coutumes. « Nous observons les règles prescrites afin que le monde se maintienne, car il n’est pas permis que les puissances soient offensées… En ce pays, les hommes font pénitence (quand une infraction a été commise), parce que les morts sont… d’une puissance sans limites[1]. »

Ces expressions sont caractéristiques. Si on les rapproche de celles que Rasmussen et M. Junod rapportaient tout à l’heure, elles éclairent un des aspects sous lesquels la nature se présente aux yeux des primitifs. En vertu des participations mystiques entre le groupe social (composé des vivants et des morts), le sol qu’il occupe, les êtres (visibles et mythiques) qui y vivent et qui y ont vécu, ce que nous appelons l’ordre de la nature ne subsiste que si les conditions habituelles sont maintenues et, dans beaucoup de sociétés, si l’action personnelle du chef s’exerce comme il faut. Le respect des interdits ou tabous est une de ces conditions essentielles. Une des fonctions du chef est d’empêcher d’abord qu’ils ne soient violés et, si l’infraction a eu lieu, de la faire expier par les cérémonies appropriées. Comme le « medicine-man » l’explique à M. Junod, une fausse couche secrète, qui permet à la femme et à son mari d’esquiver les tabous expiatoires, met tout le groupe social en danger de mort. La pluie « ne peut plus » tomber. Les moissons seront brûlées, le bétail périra de soif, la tribu sera réduite au désespoir.

  1. Kn. Rasmussen, Neue Menschen, pp. 149-150.