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Page:Lévy-Bruhl - Morceaux choisis, 1936.djvu/194

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ce qui a causé la mort ; et que rien n’apaisera celui-ci, sinon les reins et la graisse d’un autre. Ils croient aussi, puisque les reins et leur graisse sont la vie de l’homme, que le fait de les manger double la force et la vigueur de celui qui s’en repaît. Aussi ne tueront-ils jamais un « noir sauvage », comme ils l’appellent, sans enlever cette partie de son corps[1]. »

Appliquons à ces faits et à ceux qui vont suivre la formule si exacte de M. Elsdon Best : les termes indigènes désignent à la fois des représentations matérielles de qualités immatérielles, et des représentations immatérielles d’objets matériels. La graisse des reins était-elle, pour les indigènes de Victoria, ce qu’elle est pour nous : une substance blanchâtre, molle, occupant une certaine région du corps ? Oui, sans doute. Mais elle était en même temps tout autre chose. Objet visible et tangible, elle était aussi une « qualité immatérielle », autrement dit, mystique. Elle était, selon l’expression du colon de Victoria, « la vie de l’homme ». Soustraite, comme telle, à ce que nous appelons les lois physiques, elle pouvait sortir de l’intérieur du corps et y rentrer, sans que rien trahît son départ ni son retour. L’incision même dont il a été question plus haut est une opération mystique, dont la trace ne subsiste pas nécessairement comme celle d’un coup de bistouri. Par conséquent, l’absence de cette trace sur la peau ne prouve nullement que l’incision n’a pas eu lieu et que la graisse des reins n’a pas été enlevée. Un tel argument ne vaut que pour des esprits positifs comme les nôtres. Il ne produit aucun effet sur une mentalité mystique. Celle-ci sait, à certains signes, qui ne trompent pas, que la graisse des reins a été enlevée à un individu. Sa certitude ne peut être ébranlée, non plus qu’elle n’a besoin d’être confirmée, par le témoignage des sens.

Un indigène rentre à son camp en disant que la graisse de ses reins lui a été enlevée. Consternation générale. L’homme se croit déjà mort. « Malcolm, magicien et très savant docteur, qui croyait posséder le pouvoir de voler et de fendre l’air comme un aigle, se mit alors au travail. Il disparut dans l’obscurité ; des branches craquèrent et bruirent au moment où il prit son vol vers le ciel à travers les arbres…

  1. Letters of Victorian pioneers, p. 68.