Aller au contenu

Page:Lévy-Bruhl - Morceaux choisis, 1936.djvu/205

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rites appropriés, que gît le plus redoutable danger de contagion : c’est dans le mort lui-même, qui exerce une attraction sur les siens. Pour des motifs plus ou moins conscients et plus ou moins égoïstes, par affection, disent les uns, d’autres prétendent, au contraire, par jalousie contre ceux qui ont le bonheur de voir encore la lumière, par crainte de faire seul le grand voyage, etc., il cherche à les entraîner avec lui. Sur ce point les témoignages sont innombrables, et concordants dans leur diversité. Les motifs attribués au mort diffèrent, mais partout on a peur de son effort pour attirer à lui les survivants.

Autre raison, plus profonde, bien que peut-être moins consciente, de craindre la contagion de la mort : l’individualité du primitif, on en a vu les preuves plus haut, n’est pas une réalité par elle-même, isolable en soi. Elle est pour ainsi dire encastrée, ou du moins enveloppée, dans son groupe, qui est l’être véritable. Le sentiment subjectif que chaque individu a de son existence propre n’empêche pas que sa représentation de lui-même ne soit inséparable de celle des autres membres de son clan ou de sa Sippe. Souvent, quand l’un d’eux est malade, le docteur prescrit un traitement ou un régime à la fois pour le patient et pour ses proches. Une femme avalera le médicament qu’elle est venue chercher pour son mari. Si la maladie jette la consternation dans un groupe, ce n’est pas parce qu’on a peur de la contagion au sens européen du mot ; mais l’influence maligne qui s’exerce sur un membre du groupe va agir, elle agit sans doute déjà sur les autres, en vertu de leur union mystique, de l’essence qui leur est commune à tous.

De même, si la mort a frappé un membre du groupe (en général comme la maladie, par l’effet d’un ensorcellement), les autres sont tout près d’être atteints aussi : peut-être le sont-ils déjà ! En ce sens, dire que la mort est contagieuse, c’est dire qu’en présence d’une mort la représentation de la solidarité intime qui unit les membres d’un même groupe s’impose avec force à chacun d’eux. Le sentiment de crainte se produit alors comme un réflexe.

(A. P., pages 275-276 et 279.)