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Page:Lévy-Bruhl - Morceaux choisis, 1936.djvu/206

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Le mort et le cadavre.

Le mort, après avoir quitté les siens, reste dans les environs pendant les premiers jours. Invisible le plus souvent, il apparaît parfois sous la forme d’un animal. Il ne s’éloigne définitivement que lorsque certaines cérémonies ont été accomplies[1]. Ce voisinage inquiète les survivants. Leur chagrin est mêlé de crainte. Ils ont peur de la contagion, et ils redoutent que le mort n’entraîne avec lui des compagnons d’infortune. Ils s’efforcent donc de le pacifier, de l’amadouer, de calmer son irritation, — le mort, à ce moment, est souvent hostile aux vivants, qu’il jalouse, — et surtout de ne rien faire qui puisse lui fournir prétexte à les punir. Comment cette préoccupation va-t-elle se traduire ? — Par des soins donnés au cadavre, soit pendant qu’il est encore là où la vie l’a quitté, soit là où il a été exposé ou enterré. C’est donc que le cadavre, qui gît dans la hutte ou sous la terre, et le mort qui erre dans la brousse aux environs, ne sont pour le primitif qu’un seul et même être : celui qui respirait hier encore au milieu d’eux, et qui maintenant vit ailleurs d’une autre vie.

Ainsi, la dualité apparente du cadavre et du mort (ghost) n’exclut nullement leur consubstantialité. Comme la blessure faite au léopard apparaissait sur le corps de l’homme-léopard, de même, ce qui affecte le cadavre est ressenti par le mort lui-même, à quelque distance qu’il se soit éloigné.

Les morts semblent être particulièrement sensibles au froid et à l’humidité quand leurs cadavres y sont exposés. « Chez les Dieyerie, s’il fait froid quand un indigène vient de mourir, on allume du feu près de sa tombe, afin que le mort puisse s’y réchauffer, et souvent on y apporte de quoi manger[2]. »

Le mort, par l’intermédiaire du cadavre, ne sent pas seulement le froid. Il connaît aussi la faim et la soif. On le nourrira donc, et c’est au cadavre qu’on servira les aliments dont le mort a besoin. Cette coutume est universelle, et l’an-

  1. On peut en voir les détails dans R. Hertz, La représentation collective de la mort. Année sociologique, X, pp. 120 sq.
  2. R. Brough Smyth, The aborigines of Victoria, I, p. 126.