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Page:Lévy-Bruhl - Morceaux choisis, 1936.djvu/207

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tiquité classique nous l’a rendue familière. Mais, chez les Grecs et les Latins, le geste tendait à devenir symbolique. Chez la plupart des « primitifs », les morts ont, à la lettre, besoin de manger et de boire.

Ce que l’on donne ou ce que l’on refuse au cadavre, c’est le mort qui en jouit ou qui en est privé. Les honneurs qu’on rend au cadavre, c’est le mort qui les reçoit, etc. Sur ce dernier point, nos sentiments sont assez près de ceux des primitifs. Quand nous croyons qu’on outrage nos morts, en violant leur tombe par exemple, ou en maltraitant leurs corps, nous réagissons avec la même violence que les Mélanésiens, les Indiens ou les Bantou. Néanmoins, nous trouvons étrange que l’on donne à un mort à boire et à manger, des couvertures pour avoir chaud, des armes pour aller chasser, qu’on les mette à portée du cadavre, etc.

(A. P., pages 300-303 et 305.)

Dans un grand nombre de sociétés primitives, si l’on veut atteindre le mort, qui est éloigné et invisible, on agit sur son corps, qui est demeuré là. Il est donc présent et absent à la fois, ou plutôt, il est présent en deux endroits — sinon plus — en même temps. Le cadavre que l’on voit, et le mort qui est parti, sont sentis comme ne faisant qu’un seul et même individu.

Les Dieyrie n’aimaient pas laisser rôder les morts. « On envoyait quelques jeunes hommes creuser une tombe, et les plus âgés commençaient par attacher les gros orteils du mort très solidement avec une corde forte et résistante, puis ils liaient ensemble les deux pouces derrière le dos, le corps étant placé à plat ventre pendant cette dernière opération… Il semble que même un homme vivant, fort, et en pleine santé, n’aurait pas pu rompre ces liens ou s’en tirer. À ma question, ils répondirent qu’ils liaient le mort pour l’empêcher de « revenir »… Chaque soir, pendant une lune (quatre semaines), deux vieillards se rendaient à la tombe, et balayaient avec soin tout autour d’elle ; chaque matin, ils y revenaient pour voir si le mort avait laissé les traces de ses pas sur la surface balayée. Ils me dirent que s’ils en trouvaient, ils auraient à déménager le corps pour l’enterrer ailleurs. Les traces seraient la preuve que le mort