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Page:Lévy-Bruhl - Morceaux choisis, 1936.djvu/210

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Biprésence des morts.

Les morts, ordinairement invisibles, apparaissent aux vivants en diverses circonstances. Il n’est guère de primitifs qui n’en aient vu, ou qui ne soient persuadés qu’on en a vu près d’eux. Comme ces apparitions provoquent en général une vive émotion chez ceux qui en sont témoins, ou même les bouleversent, il faut s’attendre à voir les exigences logiques peu respectées dans les représentations qui les concernent. Les contradictions les plus choquantes à nos yeux passeront inaperçues. En particulier, la présence simultanée du mort en deux endroits éloignés l’un de l’autre paraîtra chose toute naturelle.

Au moment même où la vie vient de cesser, la biprésence peut déjà se produire. En voici un exemple particulièrement net. « À Raketta (Nouvelle-Guinée, Fischelinsel, Kaiser Wilhelmsland), un homme dit à son cousin : « Nous irons ensemble à la pêche cette nuit. » — « Entendu », répondit le cousin. La nuit vint. Tandis qu’ils dormaient, l’homme fut pris de fièvre. Son « âme » (Seele) se leva, sortit, et réveilla l’autre, en disant : « Lève-toi, cousin, le jour va venir, allons pêcher. » Le cousin se leva, tous deux s’embarquèrent et partirent dans la nuit.

« À ce moment, l’homme mourut dans le village. On mit à sa dépouille mortelle la parure ordinaire, on le décora d’ocre ; son « âme » (Seele) dans le bateau (c’est-à-dire son double) revêtit les mêmes ornements. Les deux pêcheurs ramèrent, et arrivèrent près de Tagalip. Alors l’homme dit à l’ « âme » : « Cousin, rame de ce côté, il y a des poissons. » L’âme rama ; l’homme ne regardait pas du tout autour de lui ; son visage était tourné uniquement du côté des poissons. Mais, comme ils passaient le long d’un rocher, l’homme dit : « Viens ici, et guette les poissons ; je vais m’asseoir à l’arrière » Alors ce fut l’ « âme », le spectre, qui guetta les poissons. L’homme ramait.

« Ils arrivaient à Tagalip, lorsque l’homme qui ramait tout doucement s’aperçut enfin qu’il avait affaire à un spectre, et il pensa : « Ce spectre est là pour me dévorer ! » Alors, tandis qu’ils passaient le long d’un rocher, l’homme posa sa rame sans faire de bruit, s’assit sur le rebord du