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Page:Lévy-Bruhl - Morceaux choisis, 1936.djvu/211

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bateau, se leva d’un coup, et sautant en silence sur le rocher, se mit à grimper. Le spectre continua à avancer seul dans le bateau ; l’homme était déjà parti dans la direction du village.

« Au bout de quelque temps, le spectre aperçut un poisson et dit : « Mets en panne, cousin, il y a des poissons par ici. » Les poissons s’éloignèrent ; personne ne mit en panne. Alors le spectre regarda autour de lui ; l’homme avait disparu, le spectre était tout seul. Aussitôt il bondit, enfonça ses dents dans l’étrave du bateau, l’arracha et la fit tomber dans l’eau. Il sauta sur le rocher, grimpa en haut, et laissa dériver le bateau. Il se mit à la poursuite de l’homme… Mais celui-ci était déjà monté dans sa maison, avait fermé la porte et se tenait à l’intérieur. Le spectre monta d’abord au village, et le chercha là, mais sans succès. Il revint ensuite sur ses pas, et retourna chez lui, au village des morts (Geister). Plus tard, on transporta son cadavre hors de sa maison, et on le déposa dans sa tombe. Alors l’homme dit : « Tu as voulu me surprendre par ruse, mais ton « âme » (nitu) n’a pas pu me dévorer. Allons, c’est bon, va-t’en les mains vides dans ton village[1]. »

Il ressort de cette histoire que la dualité, la biprésence de l’individu mort est simplement la continuation de ce qu’elle était de son vivant. L’homme qui a proposé à son cousin d’aller avec lui à la pêche est retenu par la fièvre. Il reste chez lui, et c’est son « âme » — expression très impropre, mais nous n’avons pas de mot qui corresponde exactement au terme indigène ; il vaudrait cependant mieux dire son « double » — qui va réveiller l’autre, et qui prend la mer avec lui. L’homme est ainsi présent à la fois dans sa hutte et dans le bateau. Il meurt. On fait sa toilette funèbre, et en même temps son double se trouve, lui aussi, revêtu des ornements funéraires et peint de l’ocre rituel. Pourrait-on mieux rendre sensible la participation qui fait que l’homme mort dans sa hutte et son double dans le bateau sont un seul et même individu ?

Maintenant l’homme est mort, et son double est devenu un spectre. (M. Dempwolff écrit Gespenst, qui ne rend peut-être pas exactement le mot indigène.) Tout à coup, sans

  1. O. Dempwolff, Eine Gespenstergeschichte aus Graged, Deutsch Neu-Guinea. Zeitschrift für Kolonialsprachen, IX, pp. 120-131.