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Page:Lévy-Bruhl - Morceaux choisis, 1936.djvu/212

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doute parce que le jour s’est levé, et que les ornements funèbres deviennent visibles, l’homme comprend que c’est un mort, c’est-à-dire le « double » d’un mort, qui l’accompagne. Épouvanté, il se sauve sans attirer son attention. Le « double » du mort s’aperçoit un peu tard de cette fuite. Après une poursuite inutile, il gagne le village des morts. Quand les obsèques ont lieu, il est donc loin. À ce moment, on transporte le cadavre hors de la maison, et on le descend dans la fosse. L’homme qui a échappé au « spectre » dit au mort que l’on enterre : « Tu as voulu m’avoir pour me dévorer ; tu n’as pas pu. » Il pense donc, comme tous ceux qui l’entourent, que le cadavre qui vient d’être déposé dans la tombe, le mort lui-même, et le double du mort, qui l’a poursuivi et qui est maintenant au village des morts, ne sont qu’un seul et même individu. Le mort et son double se confondent ou se distinguent selon les moments, exactement comme le vivant et son double.

(A. P., pages 357-360.)

Le monde des morts.

Les morts vivent. Partout les primitifs en sont convaincus, et leurs actes témoignent de la force de cette croyance. Mais en quoi consiste cette vie des morts ? Là-dessus, leurs représentations sont vagues, confuses, parfois contradictoires Il n’est guère d’observateur qui ne se plaigne de n’avoir pu les tirer au clair.

« À toute question directe sur le sort de l’individu après la mort, ils (les Eskimo) répondent invariablement : « Je ne sais pas. » Parfois, pressé plus vivement, un indigène dira : « Peut-être est-il encore vivant, en quelque autre endroit ; nous n’en savons rien. » Une femme me dit que les morts sont quelquefois dans la lune[1]… »

Faut-il s’étonner de ces obscurités et de ces contradictions ? Tant qu’il s’agit de l’action que les morts exercent sur les vivants, et réciproquement, les représentations, tout en étant fort émotionnelles, ne manquent cependant pas de netteté. Les morts vivent, et de leur bon plaisir dépend le bonheur

  1. D. Jenness, The life of the Copper Eskimo. The Canadian arctic Expedition, 1913-1918, XII, pp. 177-178.