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Page:Lévy-Bruhl - Morceaux choisis, 1936.djvu/213

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ou l’infortune des leurs qui sont encore sur la terre. Ils sont les vrais propriétaires du sol ; ils gardent leurs droits sur ce qui leur appartenait ; ils veulent être honorés, nourris, etc. Sur tous ces points, d’une importance vitale pour lui, le primitif n’a aucun doute. Il n’imagine pas qu’on puisse penser autrement que la tradition ne le lui impose. Les sceptiques sont rares dans ces sociétés ; les incrédules le sont encore davantage. Mais comment se représente-t-on la condition des morts en elle-même, abstraction faite de leurs rapports avec les vivants ? Il est très difficile de le savoir. Le primitif n’a pas de raison de s’en préoccuper. Il se contente des croyances les plus vagues.

Un trait néanmoins est assez constant : le monde des morts est le contrepied exact de celui des vivants. Tout y est à l’envers. « Dans le monde d’en-bas, les conditions sont à tous les points de vue à l’opposé de celles de ce monde-ci. Là, par exemple, le soleil et la lune voyagent de l’ouest à l’est, bien que ce soient les mêmes astres qui éclairent notre monde[1]. » Tout s’y fait à rebours. « Quand les morts descendent l’escalier, ils vont la tête la première… Ils se rendent au marché, mais la nuit. Leurs assemblées et, d’une façon générale, toute leur activité sont nocturnes. Le jour, ils dorment, la nuit ils courent de côté et d’autre, de préférence pendant les premières phases de la lune[2]. » Dans l’île d’Aua (Pacifique), « les canots du monde des morts (spirit world) flottent au-dessous de la surface de l’eau, la quille en l’air, au-dessus des villages des morts, et l’équipage est assis la tête en bas dans les canots[3]. — « Ils parlent la même langue que les vivants, mais les mots ont le sens opposé : blanc veut dire noir, noir blanc, etc.[4]. » — « Dans le pays des âmes, elles parlent la même langue que sur terre, seulement chaque mot a juste le sens contraire à celui qu’il avait ; par exemple, doux veut dire amer, et amer veut dire doux. Être debout veut dire être couché, etc.[5]. » Cette croyance n’est pas moins répandue dans le reste du monde

  1. S. A. Barrett, The Cayapa Indians of Ecuador, II, p. 352.
  2. J. Warneck, Die Religion der Batak, p. 74.
  3. G. L. F. Pitt-Rivers, Aua island. Ethnographical and sociological features of a South Sea Pagan Society. J. A. I., XLV (1925), p. 434.
  4. M. C. Schadee, Het familieleben en familierecht der Dajaks van Landak en Tajan. Bijdragen tot de taal-, land- en volkenkunde van Nederlandsch-Indie, 1910, p. 413.
  5. A. C. Kruyt, Het animisme in den indischen Archipel, p. 380.