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Page:Lévy-Bruhl - Morceaux choisis, 1936.djvu/215

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primitif ce qui se rapproche le plus de ce que nous appelons damnation.

Il faut voir là une des raisons, et non la moindre, qui font que, dans tant de sociétés, le plus grand des malheurs est de n’avoir pas d’enfants. Sans doute, l’individu en a besoin d’abord pour lui-même dans l’autre vie. Mais, de plus, les membres morts du clan ne peuvent pas se passer de culte, d’offrandes et de sacrifices, et seuls leurs descendants sont en mesure de les leur assurer. Nul autre n’a qualité pour le faire, ni d’ailleurs ne s’en soucierait. Le premier devoir d’un membre du clan, dès qu’il y a été intégré directement par l’initiation, est donc d’avoir un ou plusieurs enfants mâles qui devront, après lui, veiller à la satisfaction des membres morts. C’est pourquoi le mariage est si souvent le terme naturel et comme le couronnement de l’initiation. Si l’homme n’a pas de postérité mâle, malheur à lui dans cette vie, et surtout, malheur à lui dans l’autre !

Le souci de ne pas être séparé des siens dans l’autre monde, et le sentiment vif de la solidarité des individus entre eux dans l’au-delà, s’expriment nettement dans les Relations de la Nouvelle-France, avec la conviction naïve que l’autre vie est une simple continuation de celle-ci. « Un vieux capitaine indien se déchaînait toujours contre le christianisme… Sa femme meurt chrétienne. Son mari, qui l’aimait beaucoup, ne crut pouvoir mieux marquer son affection à la défunte qu’en se faisant chrétien comme elle… Il prend résolution de se rejoindre à elle au plus tôt, il va souvent visiter son tombeau, à deux lieues d’ici ; il nous cache ses desseins, et il demande le baptême avec beaucoup d’insistance. Une épreuve de deux ans suffisait pour lui accorder ce bien… Il me demande une fois s’il n’était pas permis aux chrétiens qui étaient ennuyés de la vie, de s’étrangler, pour aller au plus tôt au pays des âmes bienheureuses… On le baptise enfin. Dès la nuit suivante, il se pendit au lieu même où il couchait ordinairement[1]. » En se faisant chrétienne, sa femme s’était séparée de son groupe dans l’autre monde. Il ne pouvait supporter l’idée qu’elle restât seule.

(A. P., pages 387-389, 391-392.)
  1. P. de Lamberville, Relations de la Nouvelle-France (éd. Thwaites), LXII (1682), pp. 62-64.