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Page:Lévy-Bruhl - Morceaux choisis, 1936.djvu/224

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il est extrêmement rare que nous ayons un témoignage des primitifs eux-mêmes sur l’impression produite par la première expérience qu’ils ont eue des blancs.

La secousse a dû être d’autant plus violente, qu’en général ils vivaient dans un monde clos, dont ils n’imaginaient pas que les parois pussent être franchies. La cosmographie des primitifs, pour autant que nous la connaissions, était assez uniforme avant l’arrivée des blancs. Celle des Dayaks de Bornéo peut en donner une idée. « Ils pensent que la terre est une surface plate, et le ciel un dôme, une sorte de cloche en verre qui couvre la terre et entre en contact avec elle à l’horizon. Ils croient, par conséquent, qu’en allant tout droit, toujours dans la même direction, on arrive enfin, littéralement, à toucher le ciel avec sa main. Par suite, comme ils savent que les Européens viennent de très loin sur la mer, ils arrivent naturellement à l’idée que nous sommes plus près qu’eux du ciel. Il leur paraissait donc impossible que je ne fusse pas allé dans la lune, et ils voulaient savoir si dans mon pays nous avions une ou plusieurs lunes, et aussi si nous n’avions qu’un soleil. Il était très amusant de voir les signes d’incrédulité que mes réponses négatives provoquaient chez mes auditeurs… Ce fut un vrai chagrin pour eux de m’entendre assurer qu’en Europe le ciel était à la même distance de la terre qu’à Bornéo[1]. »

À Samoa, « les indigènes, autrefois, pensaient que le ciel se terminait à l’horizon. D’où le nom qu’ils donnent, aujourd’hui encore, aux blancs : pâpâlangi, c’est-à-dire « creveurs du ciel[2] ».

(M. P., pages 405-408.)

Revenants ou esprits, les blancs appartiennent au monde des puissances invisibles, ou du moins sont en relation très étroite avec lui. Leur seule apparition, comme on vient de le voir, peut être un présage — et par conséquent, une cause — de malheur. Aussi, lorsque des accidents, et surtout des morts subites ou des épidémies se sont produites peu après leur arrivée, les indigènes les en ont rendus responsables. Bien souvent, en Océanie, par exemple, les mission-

  1. Od. Beccari, Wanderings in the forest of Borneo, pp. 337-338.
  2. G. Turner, Nineteen years in Polynesia, p. 103.