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Page:Lévy-Bruhl - Morceaux choisis, 1936.djvu/232

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Si grande que soit la force de la coutume, si instinctif, pour ainsi dire, le respect qu’elle inspire, des esprits ingénieux et inventifs, dans ces sociétés comme dans les nôtres, sont sensibles à l’attrait de la nouveauté. Qu’arrivera-t-il si un homme s’avise de modifier un procédé établi ? — À moins qu’il ne s’y soit pris avec une extrême prudence, et qu’il n’ait eu la précaution de s’assurer le consentement, je dirais presque, la complicité des personnages influents du groupe, les conséquences peuvent être terribles pour lui. Dans la plupart des sociétés primitives, en particulier dans celles de l’Afrique australe ou équatoriale dont nous venons de parler, il risque sa vie. « Toute la vie de l’indigène, dit le Frère Ægidius Müller, est une chaîne de coutumes qu’il lui faut dévider ; s’il s’en écarte, il tombe sous le soupçon de sorcellerie[1]. » Les exemples abondent : en voici seulement quelques-uns. Dans la région du Congo, « les hommes les plus capables de progrès sont toujours les premiers exterminés. Quand commença le commerce du caoutchouc, les premiers indigènes qui en vendirent furent tués en qualité de sorciers ; il en est de même pour toute innovation[2]. » — Ne pas faire comme les autres, faire mieux, et surtout faire quelque chose qui ne s’est encore jamais fait : rien n’est plus dangereux. « Il y a vingt-cinq ans à peu près, j’ai connu un forgeron qui, avec le fer d’un cercle de tonneau, avait su fabriquer une très bonne imitation d’un couteau européen. Quand le roi en fut informé, il trouva que le forgeron était trop habile, et il le menaça d’une accusation de sorcellerie, s’il recommençait… L’indigène a le sentiment profondément enraciné en lui que tout ce qui sort de l’ordinaire est dû à la sorcellerie, et il le traite comme tel. Il y a quelques années, j’ai connu une femme-médecine indigène qui soignait avec succès certaines maladies du pays. Elle s’enrichit, et alors les indigènes l’accusèrent de donner la maladie aux gens par maléfice, afin de les soigner et de se faire payer ; car, disaient-ils, comment peut-elle la guérir si aisément, si ce n’est pas elle qui la leur a donnée ? Elle fut obligée d’abandonner son métier, pour ne pas être tuée comme sorcière…

  1. Fr. Ægidius Müller, Wahrsagerei bei den Kaffern. Anthropos, II, p. 55.
  2. W. H. Bentley, Pioneering on the Congo (1900), I, p. 278.