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Page:Lévy-Bruhl - Morceaux choisis, 1936.djvu/234

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gement se produit de diverses façons, selon que les blancs sont plus ou moins nombreux, occupent le pays ou se bornent à le visiter, recrutent ou non des indigènes pour le travail, procèdent avec plus ou moins de brutalité, etc. Trop souvent, la société indigène ne peut survivre à cette crise ; les maladies et la démoralisation apportées par les blancs la font disparaître en peu de temps. Lorsqu’une adaptation se fait, on a remarqué qu’elle commence lentement, pour s’accélérer ensuite. Dans ce qu’on peut appeler une première période, ce ne sont pas les indigènes qui s’adaptent à la manière de vivre européenne, mais c’est plutôt à leur propre culture qu’ils adaptent ce qu’ils empruntent aux blancs. « Il est surprenant de voir, dit Eylmann, combien peu l’indigène a été influencé par ses rapports avec les blancs, en ce qui concerne ses armes. Autant que j’en puis juger, ils ont conservé partout les formes traditionnelles de ces armes, et même en ce qui concerne ce dont elles sont faites règne un conservatisme très fort. Les tribus situées entre le lac Eyre et Tennant’s Creek fabriquent encore aujourd’hui toutes leurs armes avec du bois et des pierres, comme au temps où ils étaient encore les maîtres incontestés de leur pays. Les indigènes plus au nord de Tennant’s Creek emploient cependant le fer et le verre pour les pointes de leurs grandes lances[1]. »

Tant que les institutions essentielles du groupe subsistent, la mentalité demeure aussi la même, si grands que soient les changements extérieurs dans la manière de vivre. Les missionnaires clairvoyants en ont souvent fait la remarque. Convertis, les indigènes n’en sont pas plus capables de concevoir nettement l’idée du salut individuel. Leur sentiment de solidarité organique avec leur groupe et leur chef n’a pas fait place à une conscience plus nette de leur personnalité : le missionnaire est simplement devenu pour eux ce qu’était auparavant le chef. « Quand, après avoir parlé de ce déluge de feu prédit par saint Pierre, je fis appel à mon auditoire et m’écriai : Où fuirez-vous alors la colère de Dieu ? — Vers toi, moruti (missionnaire), notre père, répondirent plusieurs voix à la fois[2]. » Assurer au groupe les bonnes grâces de Dieu, et en procurer les bienfaits, par

  1. E. Eylmann, Die Eingeborenen der Kolonie Süd-Australien, p. 363.
  2. Missions évangéliques, LXIII (1888), p. 10 (Coillard).