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Page:Lévy-Bruhl - Morceaux choisis, 1936.djvu/240

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Persistance de la pensée prélogique.

La mentalité des sociétés inférieures, tout en devenant moins imperméable à l’expérience, demeure longtemps prélogique et garde l’empreinte mystique sur la plupart de ses représentations. En outre, rien ne préserve les concepts abstraits et généraux, une fois formés, de retenir des éléments qui sont les vestiges encore reconnaissables de la période antérieure. Des préliaisons subsistent, que l’expérience n’a pu dissoudre ; des propriétés mystiques demeurent inhérentes aux êtres et aux objets. Le concept purifié de tout élément de ce genre est une exception, même dans les sociétés du type le plus élevé. À plus forte raison ne se rencontre-t-il guère dans les autres. Le concept est une sorte de « précipité » logique des représentations collectives qui l’ont précédé ; presque toujours ce précipité entraîne un résidu plus ou moins considérable d’éléments mystiques.

Comment en serait-il autrement ? Déjà dans des sociétés de type assez bas se forment des concepts abstraits. Sans être de tout point comparables aux nôtres, ce sont pourtant des concepts. Pourraient-ils ne pas obéir à l’orientation générale de la mentalité qui les produit ? Ils sont donc, eux aussi, prélogiques et mystiques. Ils ne cessent de l’être que peu à peu et très lentement. Il peut même arriver qu’ils constituent un obstacle au progrès, après en avoir été un auxiliaire.

La science chinoise offre un exemple mémorable de cet arrêt de développement. Elle a produit d’immenses encyclopédies qui contiennent des astronomies, des physiques, des chimies, des physiologies, des pathologies, des thérapeutiques, etc. Tout cela n’est à nos yeux qu’un effroyable fatras. Comment tant d’application et d’ingéniosité s’est-il dépensé pendant de longs siècles pour un résultat nul ? Par l’effet d’un grand nombre de causes sans doute, mais surtout parce qu’à l’origine de chacune de ces prétendues sciences se trouvent des concepts figés, que personne n’a jamais eu l’idée de soumettre sincèrement au contrôle de l’expérience, et qui ne contiennent guère, pourtant, que des représentations invérifiables et vagues, avec des préliaisons mystiques. La forme abstraite et générale que ces concepts ont revêtue permet un double travail d’analyse et de syn-