Aller au contenu

Page:Lévy-Bruhl - Morceaux choisis, 1936.djvu/246

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cuse, est suffisamment défini par ce qui a été exposé dans les chapitres précédents, au sujet du monde mythique, des ancêtres-animaux, des cérémonies, de l’expérience mystique, de la participation-imitation, etc. Il a du moins l’avantage de faire ressortir le point où je m’écarte des vues directrices du fondateur de l’Année sociologique. Dans sa pensée, si diverses que soient les formes que revêt la religion, qu’on la prenne dans les tribus australiennes, ou dans nos sociétés occidentales, ou en Extrême-Orient, ou ailleurs, elle demeure toujours semblable, pour ne pas dire identique, à elle-même dans son essence. — L’étude des faits m’a amené à une conception un peu différente. Il me paraît préférable de ne pas appliquer à tous les cas un concept si strictement défini. Je ne donnerai donc pas le nom de religion à l’ensemble de croyances et de cérémonies, exprimé par les mythes, qui a été décrit et analysé ci-dessus. C’est seulement quand certains éléments de ce complexe s’affaiblissent et disparaissent, quand de nouveaux éléments y prennent place et se développent, qu’une religion proprement dite se forme et s’établit.

Distinguer ainsi « préreligion » et « religion » ne tend nullement à les opposer. Comment pourrait-on méconnaître tout ce qu’elles ont de commun, et que Durkheim a si bien mis en lumière ? J’ai montré moi-même que les émotions ressenties par les acteurs et les spectateurs, au cours des cérémonies, pourraient être dites « religieuses ». Le terme même de pré-religion, sans impliquer une évolution nécessaire, indique qu’il s’agit d’un stade auquel pourra succéder plus tard une religion au sens plein du mot. Mais il a paru utile de mettre l’accent sur les différences entre préreligion et religion, au lieu d’insister, comme on l’a fait jusqu’à présent, sur les ressemblances. On se prémunit ainsi contre de graves chances d’erreur. On risque moins de projeter, sur les faits quasi religieux que l’on constate dans ces sociétés, les plus primitives qu’il nous soit donné actuellement de connaître, des caractères qui n’apparaissent que dans des sociétés plus avancées.

(My. P., pages 214-218.)