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Page:Lévy-Bruhl - Morceaux choisis, 1936.djvu/85

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cette autre direction. » Aussitôt nous traversâmes le cours d’eau, et nous prîmes une piste différente. Si étrange que cela puisse paraître, nous n’avions pas parcouru plus d’un mille et demi après avoir changé de route, que nous tombions sur les traces des cinq noirs[1]. »

Les oiseaux, les serpents, certains insectes, poissons, etc., ont de même leurs pouvoirs propres. On leur en attribue pour ainsi dire a priori. Ne voit-on pas d’ailleurs qu’ils trouvent toujours ce qu’il leur faut pour vivre, qu’ils savent où chercher leur nourriture, et comment échapper à leurs ennemis ? Ils possèdent donc ce que les indigènes appelleraient la sagesse. Ils communiquent entre eux. Bien qu’on ne comprenne pas leur langage (seuls certains medicine-men et shamans en sont capables), il n’est pas douteux qu’ils ne parlent. Selon les Aranda, nombre d’oiseaux « rient », par exemple, certains jeunes perroquets. D’autres oiseaux « pleurent » et « sanglotent », comme beaucoup de chouettes. Au sujet des animaux importés par les blancs, les indigènes pensent de même ; le cheval « rit », la vache « pleure », le mouton et le coq « parlent[2] ». » Ces croyances sont à peu près universelles. Partout elles s’expriment dans les mythes, dont personne ne doute. Jadis, les animaux ne le cédaient en rien aux humains. Ils raisonnaient, ils parlaient avec eux et comme eux. De ces pouvoirs d’autrefois, ils n’ont pas tout perdu. S’ils ne s’entretiennent plus avec les hommes, ils causent du moins les uns avec les autres[3].

De là à penser que dans la période mythique les animaux étaient des hommes, il n’y a qu’un pas. Presque partout, il a été franchi. « À n’en pas douter, écrit le Dr W. E. Roth, une croyance de ce genre existe dans toutes les régions du

  1. Letters from Victorian pioneers, p. 90.
  2. C. Strehlow, Die Aranda- und Loritja-Stämme in Zentral-Australien, III, p. 53, note 4.
  3. En Afrique australe, on rencontre assez souvent la croyance que les lions parlent entre eux. « Dans l’intervalle, deux autres lions arrivèrent et ils avaient l’air, tout en rugissant, de parler de quelque chose, pendant que le vieux lion leur faisait faire, à plusieurs reprises, le tour du rocher ; puis il fit de nouveau un grand bond, pour leur montrer ce que lui-même et eux auraient à faire la prochaine fois. « Évidemment ils causaient ensemble, ajouta Africaner du ton le plus sérieux ; mais, bien que ce ne fût pas du tout à voix basse, je ne comprenais pas un mot de ce qu’ils disaient. » Craignant de devenir à notre tour les objets de leur savoir-faire, nous nous éloignâmes en rampant, les laissant à leur délibération. » Moffat, Missionary labours and scenes in Southern Africa, p. 89 (1842). — Dans cette région, les lions passent fréquemment pour des chefs morts réincarnés.