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Page:Lévy-Bruhl - Morceaux choisis, 1936.djvu/86

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Queensland septentrional, si bien que lorsqu’un indigène veut parler de la période la plus reculée imaginable, il s’exprime d’ordinaire à peu près en ces termes : « Au temps où les animaux et les oiseaux étaient des noirs[1]. »

Si les animaux, dans la période mythique, ont été ainsi soit des humains, soit doués de facultés et de pouvoirs qui en faisaient au moins leurs égaux, beaucoup de croyances actuelles, qui nous paraissent d’abord enfantines ou invraisemblables, s’expliquent le plus simplement du monde. Un animal qui parle n’est pas un prodige. Il a seulement conservé le privilège dont jouissaient ses ancêtres, tandis que ses congénères en sont maintenant privés. Si donc l’on dit à un Australien ou à un Papou que l’ânesse de Balaam a parlé, il n’en sera pas autrement surpris.

Des animaux jusque-là inconnus seront pris pour des humains. Inversement, des hommes comme on n’en avait jamais vu encore sont des animaux. « Les Narrinyeri m’ont raconté que, vingt ans environ avant mon arrivée à Port-Macleay, ils virent pour la première fois des cavaliers ; ils crurent que les montures de leurs visiteurs étaient leurs mères, parce qu’elles les portaient sur leur dos. J’ai aussi entendu dire que, dans une autre tribu, ils avaient pris les premières bêtes de somme qu’ils virent pour les femmes des blancs, puisqu’elles portaient les bagages. »

(My. P., pages 55-59.)

Les représentations collectives des primitifs relatives aux animaux nous paraissent moins singulières que les précédentes, sans doute parce que sur ce terrain notre folklore se rapproche beaucoup du leur. Dès l’enfance, des contes nous ont accoutumés à voir des animaux se comporter comme des hommes, et inversement. À y regarder de plus près, cependant, notre attitude diffère de celle des primitifs plus qu’il ne semble d’abord. Nous nous amusons, par manière de jeu, à prêter à certains animaux nos passions et nos façons d’agir ; nous faisons de tel ou tel d’entre eux, renard, ours, lion, etc., le symbole vivant d’un caractère ou d’un vice. Mais, en même temps, le sentiment du fossé

  1. Dr W. E. Roth, Superstition, magic and medicine. (North Queensland Ethnography, Bulletin no 5, p. 15.)