Aller au contenu

Page:Lévy-Bruhl - Morceaux choisis, 1936.djvu/87

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui sépare la nature propre du quadrupède de celle de l’homme, bien que plus ou moins net, nous reste toujours présent. Pour le primitif qui s’amuse aussi de ces contes, ce fossé n’existe pas. À ses yeux, le passage de l’animal à l’homme ou de l’homme à l’animal se fait de la façon la plus naturelle, sans que personne en soit choqué ou étonné. Il est admis aussi, comme une chose qui va de soi, que les facultés des animaux ne le cèdent en rien à celles des humains. Pour les Caraïbes de la Guyane anglaise, « les animaux (de même que les plantes et les objets inanimés) vivent et agissent comme les hommes. Le matin, les animaux vont « à leur travail », comme font les Indiens. Le tigre, le serpent et tous les autres animaux partent à la chasse : ils doivent, comme les Indiens, « avoir soin de leur famille »… Le poisson qui nage ne fait pas autre chose que pagayer. Les oiseaux (et peut-être les autres animaux) sont propriétaires et possèdent des biens. Chaque oiseau a « sa » plante. Kuano, le roi des vautours, se comporte comme un vrai roi. Apakaui, le plus petit des vautours, doit lui allumer son cigare, exactement comme dans la famille caraïbe les femmes et les enfants ont à allumer les cigares de leurs maris et de leurs pères[1]. »

Que ces représentations, qui ne peuvent pas être distinctes, aient à se traduire dans notre langage conceptuel, on dira, par exemple, que « les animaux sont représentés comme des hommes ». On donnera à ces mots le sens plein et bien défini qu’ils ont pour nous, alors que pour la mentalité primitive, qui sent instinctivement l’homogénéité d’essence de tous les êtres, et qui n’attache guère d’importance à leur forme extérieure, ce sens est assez différent. On méconnaît donc, on fausse la pensée primitive, par le seul fait qu’on l’exprime, si l’on n’y prend garde. Remarque dont il faut toujours se souvenir sous peine de dénaturer les faits, même ceux qui paraissent simples et facilement intelligibles.

(A. P., pages 29-32.)

L’idée qu’un enfant normalement conformé peut pourtant ne pas être « humain » est familière aux primitifs.

  1. W. Ahlbrinck, Carib life and Nature. Reports of the XXIst Congress of Americanists (1924), p. 221.