Aller au contenu

Page:Lévy-Bruhl - Morceaux choisis, 1936.djvu/98

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Précédents » mythiques.

La mentalité primitive n’est guère conceptuelle. Elle n’a donc pas notre idée de loi naturelle, ni celle de forme spécifique (sauf du point de vue de la pratique, distinct de celui de la pensée). Bien qu’elle sache, en fait, en bien des cas, utiliser la liaison causale des phénomènes, elle n’en a pas dégagé le schème. Par suite, à moins de circonstances exceptionnelles, une « explication » telle que nous l’entendons et la cherchons ne l’intéresse pas. Aussi ne voit-on guère ces indigènes, même les plus intelligents, s’attacher à l’étude des liaisons des phénomènes. Tout en sachant parfois beaucoup sur les êtres qui l’entourent, le primitif n’est pas un philosophe sauvage, comme le croyait Tylor, et encore moins un physicien ou un naturaliste. Tant que les choses suivent leur cours habituel, il ne s’avise pas d’y réfléchir. Pourquoi le ferait-il ? Il en tire simplement tout l’avantage qu’il peut.

Mais que quelque chose d’insolite, d’extraordinaire apparaisse aussitôt il est en éveil, se met sur ses gardes, et essaie de se l’ « expliquer ». Il sait d’ailleurs d’avance de quel côté chercher. L’insolite, l’extraordinaire, n’est jamais fortuit, ni dû à l’enchaînement des causes secondes. Il révèle qu’une puissance surnaturelle est en action. Un complexe émotionnel occupe aussitôt la conscience de l’indigène ; la catégorie affective du surnaturel est entrée en jeu. « Expliquer » n’est donc pas ici la satisfaction d’une curiosité intellectuelle. C’est percevoir d’une façon mystique l’intervention de la « surnature », invisible et présente, dans le cours habituel de l’expérience. Bref, de notre point de vue, l’explication causale doit se chercher intra naturam, tandis que la mentalité primitive fait appel à des causes extra ou supra naturam.

Lors donc que l’on parle de mythes « étiologiques », cette expression est à la fois ambiguë et inconsistante. On y confond l’explication comme nous l’entendons avec l’explication du point de vue de la mentalité primitive. « Étiologique » connote la recherche de la cause (en général, telle que nous la concevons) ; mais « mythe » implique, d’autre part, qu’on la trouvait d’avance dans le monde de la surnature. Avoir recours au mythe, c’est ipso facto s’être détourné