Page:Lévy-Bruhl - Revue philosophique de la France et de l’étranger, 103.djvu/48

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

continuait à exister et ne se soumettait à personne, il fallait d’une façon ou d’une autre remplacer ce monde par un autre, tout différent. La pensée la plus profonde et la plus secrète de Socrate fut exprimée par les stoïciens ; Épictète dit : « Ἀρχὴ φιλοσοφίας συναίσθησις τῆς αὐτοῦ ἀσθηνείας καὶ ἀδυναμίας περὶ τἀ ἀναγκαῖα[1] ». Chez aucun des philosophes, je crois, on ne trouverait une déclaration aussi franche. Mais chez ce même Épictète on lit : « Voici la baguette de Mercure. Touche avec elle ce que tu veux : tout se transformera en or. Donne-moi quoi que ce soit : je transformerai tout en bien (δ θέλεις φὲρε κ᾽ᾶγὼ αὐτὸ ἀγαθὸν ποιὴσω). Apporte la maladie, la mort, la misère, apporte la honte, le procès juridique le plus difficile, grâce à la baguette de Mercure on en retire avantage. »

Mais comment une transformation aussi extraordinaire peut-elle se produire ? L’homme avait conscience de sa complète impuissance et de l’impossibilité de lutter contre la nécessité, et voilà qu’il se trouve soudain que n’importe quoi, la chose la plus misérable, la plus infime se transforme en or, et que ce qu’il y a de plus terrible, de plus affreux, se transforme en bien. Où l’homme faible et misérable l’a-t-il trouvée, cette baguette magique ? Épictète nous explique comment il opère ses miracles ; il ne cache rien, car les stoïciens n’avaient pas de secrets : « ἐν τοῖς ἐρ᾽ἡμῖν ἡ οὐσία τοῦ ἀγαθοῦ... Μία δἐ ὀδὸσ τοῦτοσ πρὸς τοῦτο, κατὰφρόνησις τῶν οὐκ ἐφ ἡμῖν (Ench. XIX)[2]. Si vous voulez vous emparer de la baguette de Mercure, vous devez apprendre à mépriser tout ce qui est hors des limites du pouvoir de l’homme. Ce qui ne dépend pas de nous appartient au domaine de l’ἀδιάφορα, de l’indifférent et même (cela, ce sont les platoniciens qui le disaient, gens moins francs, mais encore plus audacieux), de l’inexistant.

On voit maintenant, sans doute, ce qu’ont fait la raison et la sagesse née de la raison. Celle-ci vit que la nécessité était insurmontable, autrement dit, qu’il lui était impossible de s’emparer de l’univers créé par les dieux défunts. La sagesse qui n’osait jamais discuter avec la raison, qu’elle considérait comme le principe de toutes choses (Plotin même répétait : « ἀρχὴ οὖν λόγος ») accepta tout

  1. « Le commencement de la philosophie est la conscience de sa propre impuissance et de l’impossibilité de lutter contre la nécessité. »
  2. « L’essence du bien est en ce qui dépend de nous… La seule voie qui y conduit est le mépris de ce qui ne dépend pas de nous. »