Page:L’Œuvre du patricien de Venise Giorgio Baffo, 1910.djvu/21

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
9
INTRODUCTION

avec ma mère, et les deux amis passèrent la nuit dans l’un des cabinets. Ma mère s’étant levée au point du jour, ouvrit une fenêtre qui était vis-à-vis du lit, et les rayons du soleil levant venant me frapper au visage me firent ouvrir les yeux. Le lit était trop bas pour que je pusse voir la terre ; je ne voyais par la même fenêtre que le sommet des arbres dont la rivière est bordée. La barque voguait, mais d’un mouvement si égal que je ne pouvais le deviner, de sorte que les arbres qui se dérobaient successivement à ma vue avec rapidité me causèrent une extrême surprise. « Ah ! ma chère mère, m’écriai-je, qu’est-ce que cela ? Les arbres marchent. »

« Dans ce moment même les deux seigneurs entrèrent, et, me voyant stupéfait, me demandèrent de quoi j’étais occupé. « D’où vient, leur répondis-je, que les arbres marchent ? »

« Ils rirent ; mais ma mère après avoir poussé un soupir me dit d’un ton pitoyable : « C’est la barque qui marche et non pas les arbres. Habille-toi. »

« Je conçus à l’instant la raison du phénomène, allant en avant avec ma raison naissante, et nullement préoccupée. « Il se peut donc, lui dis-je, que le soleil ne marche pas non plus et que ce soit nous au contraire qui roulions d’Occident en Orient. »

« Ma bonne mère à ces mots, crie à la bêtise. Monsieur Grimani déplore mon imbécilité, et je reste consterné, affligé et prêt à pleurer. M. Baffo vint me rendre l’âme. Il se jeta sur moi, m’embrassa tendrement, et me dit : « Tu as raison, mon enfant ; le soleil ne bouge pas, prends courage, raisonne toujours en conséquence et laisse rire. »

« Ma mère, surprise, lui demanda s’il était fou de me donner des leçons pareilles ; mais le philosophe sans même lui répondre continua à m’ébaucher une théorie