Page:L’Arioste - Roland furieux, trad. Reynard, 1880, volume 4.djvu/155

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que gagnerais-je à vouloir en faire l’épreuve ?

« Cela me servirait à peu de chose, et pourrait m’être très désagréable. Il en coûte parfois de tenter Dieu. Je ne sais si en cela je suis sage ou imprudent, mais je ne veux pas en savoir davantage. Qu’on ôte donc ce vin de devant moi ; je n’ai pas soif, et je ne veux pas que l’envie me vienne de boire. Dieu a interdit ces sortes d’expériences aussi expressément que la science de l’arbre de la vie à notre premier père.

« De même qu’Adam, après qu’il eut goûté au fruit que Dieu lui-même lui avait défendu, vit son bonheur se changer en larmes, et fut obligé de gémir à jamais sur sa propre misère, ainsi l’homme qui veut savoir tout ce que sa femme fait ou dit, risque de passer de la joie dans les pleurs, et de ne plus retrouver sa tranquillité première. »

Ainsi dit le brave Renaud et, comme il repoussait loin de lui la coupe pour laquelle il montrait tant de répugnance,. il vit un ruisseau de larmes s’échapper abondamment des yeux du châtelain. Quand il se fut un peu calmé, ce dernier dit à son tour : « Maudit soit celui qui m’engagea à tenter l’épreuve ! Hélas ! il est cause que j’ai perdu ma douce compagne !

« Que ne t’ai-je connu dix ans plus tôt ! Que n’ai-je pu te demander conseil avant que mes malheurs aient commencé ! Je n’aurais pas versé tant de pleurs que j’en suis presque aveugle. Mais levons-nous de table. Tu vois ma douleur et tu y com-