Page:L’Arioste - Roland furieux, trad. Reynard, 1880, volume 4.djvu/156

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patis. Je veux te raconter la cause et l’origine de mon infortune sans pareille.

« Tu as passé près d’une cité voisine de ce château ; tout autour d’elle s’étend comme un lac un fleuve qui prend son origine du lac de Benaco, et qui va se jeter dans le Pô. Cette cité s’éleva sur les ruines de celle qui avait été fondée par le fils d’Agénor avec les dents du dragon. C’est là que je naquis d’une famille très honorable, mais sous un humble toit, et au sein de la pauvreté.

« Si la Fortune n’eut pas assez souci de moi pour me donner la richesse due à ma naissance, la nature y suppléa en me douant d’une beauté fort au-dessus de celle des gens de ma condition. Bien qu’il soit ridicule à un homme de se vanter lui-même, je puis dire que, dans ma jeunesse, j’ai vu dames et damoiselles s’éprendre de ma figure et de mes belles manières.

« Il y avait dans notre cité un homme sage, et savant au delà de toute croyance. Il comptait cent vingt ans accomplis, quand ses yeux se fermèrent à la lumière. Il avait passé toute sa vie seul et sauvage ; mais, dans son extrême vieillesse, féru d’amour pour une belle matrone, il l’avait obtenue à prix d’argent, et en avait eu secrètement une fille.

« Pour éviter que la fille ne fît comme sa mère, qui pour de l’argent avait vendu sa chasteté, bien précieux que toul l’or du monde ne saurait payer à sa valeur, il résolut de la soustraire au contact populaire. Choisissant le lieu qui lui parut le plus