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Page:L’Auvergne historique, littéraire et artistique, série 3, tome 1, années 1893-1894, 1903.djvu/253

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jour, à quarante lieues de Vienne environ, je fus invité à dîner par le maire d’une petite bourgade. Une dame se trouvait là, parlant un peu le français, qui me sollicita de lui laisser faire mon portrait en négligé et sans cravate, car elle tenait à reproduire la petite lentille de mon col. J’acceptai sans songer à m’enquérir du motif de son insistance. Elle fit plusieurs miniatures sur lesquelles étaient relevés avec soin les trois taches de rousseur de mon visage et mon signe. Un des portraits est resté dans la maison du maire.

Un autre jour je me trouvais aux avant-postes, lorsque mon cousin Bonaparte – qui à cette époque ne l’était pas et ne me connaissait pas encore – vint à passer, inspectant les lignes. J’étais à cheval à la tête de mes quatre chasseurs qui tous portaient de longues moustaches. Moi je n’avais pas de barbe ; j’entrais dans ma 19e année. Bonaparte allait passer sans s’arrêter, quand il fut frappé par le contraste d’un blanc-bec commandant à de vieux soldats. Il en fit l’observation. Un peu choqué de me voir méprisé : « Sire, lui dis-je, Votre Majesté saura que les galons que je porte m’ont été donnés pour avoir conservé un poste que de vieux soldats abandonnaient et pour avoir sabré l’ennemi. Je ne suis point un conscrit. Vos glorieux exploits m’ont attiré sous vos drapeaux avant l’âge ; je suis volontaire. » Il me demanda mon nom pour me recommander à mon colonel et ajouta que je ferais un sujet. Je répondis : « Si l’occasion s’y prête, avant cinq ans je serai général. On m’a promis de me proposer pour la croix. » Un officier eut ordre d’en prendre note. Le résultat fut que mon maréchal des logis fut décoré à ma place. Je ne suis pas le seul qui ait éprouvé une semblable injustice. J’ai retrouvé plus tard à la Havane un des chasseurs de mon escouade qui n’était autre chose qu’un agent de La Fayette.

Après la campagne, je fus désigné pour faire partie du détachement qui devait aller renforcer le 29e chasseurs en Espagne. À cette nouvelle, je fus saisi d’une émotion pareille à celle que j’avais ressentie à Bordeaux, car je comptais pouvoir serrer ma mère dans mes bras. Sur le refus que j’éprouvai de m’écarter de ma route, mon cœur se brisa ; je tombai malade et l’on dut me porter à l’hôpital où je demeurai plusieurs jours. Je rejoignis en diligence le détachement qui était sur le point d’entrer en Catalogne. Je séjournai dans la province jusqu’à la prise de Figuière, en 1810.

J’en partis à cette date pour le dépôt, à Carcassonne, où je reçus l’avis que j’étais versé dans la Garde impériale.

De Carcassonne à Paris, la route directe passe par Lyon ; mais ce ne fut point celle-là que je pris. Cent cinquante lieues de plus ne me paraissaient qu’une étape, tant j’étais désireux de revoir la rue Saint-Jean.