Page:La Bruyère - Les Caractères, Flammarion, 1880.djvu/288

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c’est un bravache, on en plaisante ; il n’a plus de quoi être un héros.

Je me contredis, il est vrai : accusez-en les hommes, dont je ne fais que rapporter les jugements ; je ne dis pas de différents hommes, je dis les mêmes, qui jugent si différemment.

94 (VI)

Il ne faut pas vingt années accomplies pour voir changer les hommes d’opinion sur les choses les plus sérieuses, comme sur celles qui leur ont paru les plus sûres et les plus vraies. Je ne hasarderai pas d’avancer que le feu en soi, et indépendamment de nos sensations, n’a aucune chaleur, c’est-à-dire rien de semblable à ce que nous éprouvons en nous-mêmes à son approche, de peur que quelque jour il ne devienne aussi chaud qu’il a jamais été. J’assurerai aussi peu qu’une ligne droite tombant sur une autre ligne droite fait deux angles droits, ou égaux à deux droits, de peur que les hommes venant à y découvrir quelque chose de plus ou de moins, je ne sois raillé de ma proposition. Aussi dans un autre genre, je dirai à peine avec toute la France : « Vauban est infaillible, on n’en appelle point » : qui me garantirait que dans peu de temps on n’insinuera pas que même sur le siège, qui est son fort et où il décide souverainement, il erre quelquefois, sujet aux fautes comme Antiphile ?

95 (IV)

Si vous en croyez des personnes aigries l’une contre l’autre et que la passion domine, l’homme docte est un savantasse, le magistrat un bourgeois ou un praticien, le financier un maltôtier, et le gentilhomme un gentillâtre ; mais il est étrange que de si mauvais noms, que la colère et la haine ont su inventer, deviennent familiers, et que le dédain, tout froid et tout paisible qu’il est, ose s’en servir.

96 (IV)

Vous vous agitez, vous vous donnez un grand mouvement, surtout lorsque les ennemis commencent à fuir et que la victoire n’est plus douteuse, ou devant une ville après qu’elle a capitulé ; vous aimez, dans un combat ou pendant un siège, à paraître en cent endroits pour n’être nulle part, à prévenir les ordres du général de peur de les suivre, et à