Page:La Bruyere - Caracteres ed 1696.djvu/139

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42. — Donner, c’eſt agir : ce n’eſt pas ſouffrir de ſes bienfaits, ni céder à l’importunité ou à la néceſſité de ceux qui nous demandent.

43. — Si l’on a donné à ceux que l’on aimait, quelque choſe qu’il arrive, il n’y a plus d’occaſion où l’on doive ſonger à ſes bienfaits.

44. — On a dit en latin qu’il coûte moins cher de haïr que d’aimer, ou ſi l’on veut, que l’amitié eſt plus à charge que la haine. Il eſt vrai qu’on eſt diſpenſé de donner à ſes ennemis ; mais ne coûte-t-il rien de s’en venger ? Ou s’il eſt doux & naturel de faire du mal à ce que l’on hait, l’eſt-il moins de faire du bien à ce qu’on aime ? Ne ſerait-il pas dur & pénible de ne luy en point faire ?

45. — Il y a du plaiſir à rencontrer les yeux de celuy à qui l’on vient de donner.

46. — Je ne ſais ſi un bienfoit qui tombe ſur un ingrat, & ainſi ſur un indigne, ne change pas de nom, & s’il méritoit plus de reconnaiſſance.

47. — La libéralité conſiſte moins à donner beaucoup qu’à donner à propos.

48. — S’il eſt vrai que la pitié ou la compaſſion ſoyt un retour vers nous-meſmes qui nous met en la place des malheureux, pourquoy tirent-ils de nous ſi peu de ſoulagement dans leurs misères ? Il vaut mieux s’expoſer à l’ingratitude que de manquer aux miſérables.

49. — L’expérience confirme que la molleſſe ou l’indulgence pour ſoy & la dureté pour les autres n’eſt qu’un ſeul & meſme vice.

50. — Un homme dur au travail & à la peine, inexorable à ſoy-meſme, n’eſt indulgent aux autres que par un excès de raiſon.

51. — Quelque déſagrément qu’on ait à ſe trouver chargé d’un indigent, l’on goûte à peine les