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LA FILEUSE


LILIA… NEQVE NENT.



Assise la fileuse au bleu de la croisée
Où le Jardin mélodieux se dodeline ;
Le rouet ancien qui ronfle l’a grisée,

Lasse, ayant bu l’azur, de filer l’agneline
Chevelure, à ses doigts si faibles évasive,
Elle songe, et sa tête petite s’incline…

L’âme des fleurs paraît plus vaste et primitive,
De plus jeunes parfums le val chaste s’arrose,
Et des lys ont pâli le Jardin de l’oisive.

Une tige, où le vent vagabond se repose
Courbe le salut vain de sa grâce étoilée
Dédiant, magnifique, au vieux rouet, sa rose.

Car la dormeuse file une laine isolée
Mystérieusement l’ombre frêle se tresse
Au fil de ses doigts longs et qui dorment, filée.

Le songe se dévide avec une paresse
Angélique, et sans cesse au fuseau doux, crédule
La chevelure ondule au gré de la caresse…

N’es-tu morte naïve au bord du crépuscule ?
Naïve de jadis, et de lumière ceinte ;
Derrière tant de fleurs l’azur se dissimule !…

Ta sœur, la grande rose où sourit une sainte
Parfume ton front vague au vent de son haleine,
Innocente qui crois languir dans l’heure éteinte

Au bleu de la croisée où tu filais la laine !


PAUL VALÉRY.