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FABLES CHOISIES.

Je suis hay, dit-il, et de qui ? de chacun.
Le loup est l’ennemy commun
Chiens, Chasseurs, Villageois s’assemblent pour sa perte :
Jupiter est là-haut étourdi de leurs cris :
C’est par là que de Loups l’Angleterre est deserte :
On y mit nostre teste à prix.
Il n’est hobereau qui ne fasse
Contre nous tels bans publier :
Il n’est marmot osant crier
Que du Loup aussi-tost sa mere ne menace[1].
Le tout pour un Asne rogneux,
Pour un Mouton pourry, pour quelque Chien hargneux
Dont j’auray passé mon envie.
Et bien ne mangeons plus de chose ayant eu vie :
Paissons l’herbe, broutons, mourons dé faim plutost :
Est-ce une chose si cruelle ?
Vaut-il mieux s’attirer la haine universelle ?
Disant ces mots il vid des Bergers pour leur rost
Mangeans un agneau cuit en broche.
Oh, oh, dit-il, je me reproche
Le sang de cette gent ; Voila ses gardiens
S’en repaissans eux et leurs chiens ;
Et moy Loup j’en feray scrupule ?
Non, par tous les Dieux, non ; je serois ridicule.
Thibaut l’agnelet passera,
Sans qu’à la broche je le mette ;
Et non seulement luy, mais la mere qu’il tette,
Et le pere qui l’engendra.
Ce Loup avoit raison ; Est-il dit qu’on nous voye
Faire festin de toute proye,
Manger les animaux, et nous les reduirons
Aux mets de l’âge d’or autant que nous pourrons ?
Ils n’auront ny croc ny marmite ?
Bergers, bergers, le loup n’a tort
Que quand il n’est pas le plus fort :
Voulez-vous qu’il vive en hermite ?

  1. Voyez ci-dessus, pages 131 et 132.