Page:La Harpe - Abrégé de l’histoire générale des voyages, tome 5.djvu/232

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regards tristes et désolés, tels qu’on peut se les figurer entre des gens qui mouraient de faim et de soif, et qui ne voyaient plus venir de mouettes ni de pluie.

» Lorsque le désespoir commençait à prendre la place de la tristesse, on vit comme sourdre de la mer un assez grand nombre de poissons volans, de la grosseur des plus gros merlans, qui volèrent même dans la chaloupe. Chacun s’étant jeté dessus, ils furent distribués et mangés crus. Ce secours était léger. Cependant il n’y avait personne de malade ; ce qui paraissait d’autant plus étonnant, que, malgré mes conseils, quelques-uns avaient commencé à boire de l’eau de la mer. « Amis, leur disais-je, gardez-vous de boire de l’eau salée. Elle n’apaisera point votre soif, et elle vous causera un flux de ventre auquel vous ne résisterez pas. » Les uns mordaient des boulets de pierriers et des balles de mousquets ; d’autres buvaient leur propre urine. Je bus aussi la mienne ; mais, la rendant bientôt corrompue, il fallut renoncer à cette misérable ressource.

» Ainsi le mal croissant d’heure en heure, je vis arriver le temps du désespoir. On commençait à se regarder les uns les autres d’un air farouche, comme prêts à s’entre-dévorer et à se repaître chacun de la chair de son voisin. Quelques-uns parlèrent même d’en venir à cette funeste extrémité, et de commencer par les jeunes gens. Une proposition si terrible me remplit d’horreur ; mon courage en fut abattu.