Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/100

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ligne. A ne voir que cet avant-train et la jambe du cavalier qui pend sans étriers, on se reporte aux souvenirs classiques des dompteurs de chevaux du Parthénon; mais la petite tête angoissée de l'homme, voilée d'un linceul qui tombe à longs plis, détermine la signification de cette chevauchée fatale, — vers où, vers quoi, vers quels lointains sinistres, vers quel pèlerinage de malédiction? Une autre analogie surgissant alors dans l'esprit nous ramène vers Durer et son estampe le Chevalier et la mort, à laquelle la planche de Redon, si différente de métier et d'aspect, confine spirituellement. VI. — LE JOUR. — Mais les larves des cauchemars, crevant comme des bulles, s'évanouissent soudain. Le mur d'un noir profond où elles rampaient tout à l'heure se troue d'une fenêtre carrée; l'enchantement victorieux delà lumière dissipe les mauvais songes. Au dehors, deux troncs d'arbres jumeaux s'élancent, joyeux d'une légère feuillaison d'aurore et de printemps. Et l'âme rassérénée, convalescente, s'envole dans une souriante mais éphémère chanson d'avril. Avec les moyens les plus simples, cette planche, symétrique à la première, qui en est comme la correspondance nocturne et hallucinatoire, suggère l'impression la plus exquise et la plus intense. Outre cet album, Odilon Redon a publié récemment deux lithographies séparées. La première s'intitule Druidesse et représente une tête de femme, couverte d'une coiffe peu distincte, avec une belle retombée de voile glis sant de la pleine clarté aux plus fastueuses ténèbres. Dans la ligne du tront et du nez, dans le resserrement des lèvres, dans la carrure du menton, s'avère un despotisme dur, renfrogné et perspicace, avec des arrière-pensées de politique froide, d'astuce discrète. Cette physionomie, qui semble receler maint secret hiératique et gouvernemental, conviendrait en effet à une druidesse ou encore à l'abbesse que Villiers de l'Isle-Adam introduit dans la première partie d'Axel. L'autre planche est titrée Parsifal. Malgré la difficulté qu'il y avait à réaliser la promesse d'un tel titre, elle nous a paru superbe et l'une des meilleures de Redon. Parsifal ici n'est pas l'adolescent ignorant, le chas seur juvénile et naïf. Il a surmonté les épreuves, vaincu les tentations. Le baiser de Kundry lui a apporté la révélation de la Douleur; il a compris la souffrance universelle et l'universel cri vers la Rédemption. Il a reconquis la lance qu'il tient à la main, et sous le signe de la croix qu'il a tracé dans l'air, les œuvres maudites de Klingsor se sont effondrées. Sa tête a été ointe, ses pieds arrosés de parfums; il a été sacré roi du Graal, maître des rites augustes, initié du Christ La promesse mystique s'est réalisée en lui; il est « le pur, l'âme sainte rendue voyante par la pitié » et c'est pour cela que ses yeux s'agrandissent d'une fièvre surnaturelle et s'aimantent vers l'éternité. Seule de ces œuvres nouvelles, la dernière est une interprétation, et, chose rare chez Redon, elle ne vaut pas moins comme telle qu'elle ne vaut en elle-même. D'ordinaire, lorsqu'il a voulu transposer dans son art ce qui avait été adéquatement formulé dans tel autre, il a échoué. Rien de plus périlleux que pareille entreprise. Il y faut, outre l'invention plastique, la pénétration, la compréhension sympathique et la puissance de synthèse, grâce à quoi Rembrandt — et Rembrandt seul peut-être — a pu rendre visible l'Evangile, ou, pour prendre un exemple contemporain, Rops a pu interpréter Barbey et Baudelaire. Cette réalisation fidèle, nous la deman dons avant tout à l'interprète qui dessine, comme à l'interprète qui joue.