Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/99

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—gi— ne se marque d'aucun trait. Le regard stagne dans les énormes lacs noirs des pupilles dilatées qui se détournent obliquement. Nous connaissons deux autres têtes de Christ d'Odilon Redon : le Christ hagard et monstrueux des Pièces modernes (i), et celui qui, à la fin de la Tentation de Saint-Antoine, rayonne dans le disque du soleil, triste, doux et bon, celui-ci, et rappelant curieusement le merveilleux portrait d'Albert Durer par lui-même, du Musée de Munich, dans son côté visionnaire, sans ce quelque chose de pondéré, de positivement scrutateur et d'actif qui s'y ajoute en Durer et en fait un type d'homme complet et souverain. Le Christ de Songes diffère autant des deux premiers que ceux-ci entre eux, et semble un symbole de désespérance inscrit au seuil d'un édifice de dogmes lourds, irréfragables. II. — Et là-bas, L'IDOLE ASTRALE, l'apothéose. — Une sphère gigan tesque, une planète éclatée tourbillonne sinistrement sur l'infini d'une mer sans limites. A l'intérieur de la sphère, se dresse un sagittaire aux bras puissants, à la petite tête longue, dure, méprisante et menaçante, encapu chonnée d'une tiare de feutre, le carquois à l'épaule, vêtu d'une sorte de froc ou de sayon de cavalier nomade, comme un guerrier touranien des armées de Xerxes. Dieu violent, dieu de terreur et de force, vénéré de ces rois exterminateurs qui érigeaient des stèles de triomphe sur l'emplacement des villes, c'est l'inflexible dominateur du monde , c'est Nemrod, c'est le potentat des peuples apocalyptiques de Gog et de Magog. Ces deux premières planches atteignent une netteté, une intensité d'expression que nous ne retrouvons pas au même degré dans les deux sui vantes. III. — LUEUR PRÉCAIRE, une tête à l'infini suspendue. — Au premier plan, en clair, des rochers stériles. En recul, la silhouette d'une sierra de ténèbres et l'horreur d'un| site indéfini. Dans la nuit plus dense vers le haut, éclate le rayonnement d'une lanterne carrée suspendue au zénith par une chaîne de fer. C'est un profil qui s'y illumine, comme un astre captif et bizarre, abaissant des regards méditatifs. Et n'est-ce pas comme la raison humaine, îlot de clarté dans les ténèbres hostiles, solidement rattachée à la margelle inconnue du puits nocturne où elle s'immerge, mais impuissante à en percer les sombres parois? IV. — Sous /'AILE D'OMBRE, l'être noir appliquait inie active morsure. — On pense à la lutte de Jacob et de l'ange, mais ici c'est Jacob qui va succomber. Un esprit à face de démon projette sur le ciel la noire enver gure de ses ailes. D'un mouvement de lutteur, il saisit à bras-le-corps une femme nue, vue de dos, et la mord au flanc, semblable au vautour dévorant le foie de Prométhée. Sur un sol indistinct, roule une sphère probléma tique. V. — Pèlerin du MONDE SUBLUNAIRE. — Cette cinquième planche est d'une grande beauté. A droite, un astre blanc ceint de rayons noirs. Sur une plage déserte, fermée au fond de falaises escarpées, un fantôme pâle chevauche lugubrement un cheval qu'il retient, hagard, par la bride, sans le maîtriser. Rien de plus fier que le mouvement de galop, ni de plus noble que la courbe de l'encolure, dont la tête abaissée développe la (i) Dont le dessin appartient à l'éditeur Deman.