Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/118

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—Iio— entier, il peint à nouveau, avec une évidente jouissance, il ne se recopie pas. Et jamais le détail ne le fatigue; il l'aime, parce qu'il aime à peindre, à communiquer à chaque objet sa vie propre et complète : s'il trichait, il se tricherait de son plaisir. Jamais son procédé n'a été plus large que dans sa dernière période, jamais De Braekeleer n'a été plus minutieux. Son tableau, il ne le fait pas pour qu'on l'admire ou pour qu'on l'achète, ou pour étonner quelqu'un, auxquels cas seulement les trucs seraient de mise : il le fait pour satisfaire une passion et un besoin. Il a toujours été sincère, dépourvu de ruses : car quelles ruses eussent pu le tromper lui-même? A chaque fois, il a l'air d'inventer son procédé et il l'invente, de toute sa force accumulée et concentrée, c'est-à-dire d'inspi ration. La sensation de couleur opulente étant recherchée par De Braekeleer, c'est dans ce sens que son imagination interprétait la nature prise moins comme modèle que comme excitatrice de rêve. Car ce réaliste prétendu ne fut rien moins qu'un copiste désireux de reproduire la stricte réalité. Loin de là. D'abord il choisit sa réalité, celle qui lui convient, tournant le dos de parti pris à tout le reste, étranger par exemple à tout le tohu-bohu d'impor tation, à tout l'inharmonique et transitoire décor de l'Anvers contempo rain, se réfugiant, se barricadant contre ce désarroi antipathique au fond des maisons du passé. Inquiet non de ce qui vit, mais de ce qui survit, il a peint les vieux quartiers, les vieux meubles, les vieilles étoffes, non seulement à cause de la suggestion et du mystère dont toute chose s'imprègne à venir de loin, mais aussi certes à cause de la supérieure beauté de ces intérieurs anciens dorés de lumière douce et semblables à des sanctuaires ou à des châsses pour la vivante relique de son pieux amour. En ces formes permanentes, son âme d'autrefois s'est objectivée ; comme elles, il temoigne d'un autre temps, il persiste et se souvient. Avec elles seulement il se sent en accord. Ainsi que tout grand artiste, il n'a formulé que ce qui lui est identique. Et la réalité même qu'il a choisie, il la transfigure pour l'accomoder à sa prédilection. A quel point, c'est ce qu'on ne peut croire si l'on n'a visité par exemple cette étonnante Maison hydraulique, dont il a peint divers aspects et où il a notamment exécuté cette merveille, la Salle de la corporation des brasseurs. Hélas ! la fastueuse demeure édifiée par Gilbert van Schoon- beke, l'ingénieur qui agrandit, assainit, embellit, dota d'un canal d'eau douce l'Anvers du XVIe siècle, est bien déchue de son ancienne splendeur. Les murs chancellent de vieillesse, le pavement s'affaisse, les boiseries ver moulues se disjoignent; dans la grande salle la tenture de cuir abîmée,