Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/120

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—112— nous a fait songer à quelque Vierge retrouvée de Van Eyck, très réelle et très mystique à la fois. Dans ses intérieurs silencieux à un seul personnage, l'atmosphère spiri tuelle de la race est rendue palpable. Elle vit, presque autant que le person nage lui-même, d'une vie sourde et chuchotante. Et l'artiste affirme ce que les choses balbutient. Tous les objets, les meubles, vastes bahuts de chêne, vieilles commodes chargées de bibelots, vieux sièges de cuir luisant à clous dorés, évoquent une existence calme, familiale, recluse, sédentaire, avec, pour seul horizon, les toits rouges et gris, souvent entrevus par les fenêtres des petites maisons de la vieille ville que surmonte le clocher gothique où l'on entend chanter la voix toujours égale des heures. La fenêtre, c'est l'un des éléments les pluscaractérisques des tableaux de Henri De Braekeleer. Emile Verhaeren l'a noté excellemment : « La fenêtre, avec son intimité d'un côté et de l'autre son échappée sur l'infini, devient comme le personnage mul tiple et un de tout son œuvre. Il l'a peinte partout. Derrière elle, sont enfer mées les existences pâles et tranquilles de ses femmes cousant, brodant, songeant, de ses types de travailleurs solitaires : géographes, amateurs d'estampes, fouilleurs de parchemins et d'in-folio. Devant elle, se déploient les rues étroites, anciennes, calmes, les coins à pignons et à tourelles, les cathédrales immenses, les places et leurs fontaines, le ciel bleu et blanc et irisé de la Flandre ». A l'imposante impression de silence qui plane sur toute cette vie provin ciale, traditionnelle et figée, s'ajoute, trait nouveau, un sentiment mélan colique de la décadence dela race, inconscient peut-être, mais réel. Dans des décors de luxe héréditaire, le personnage oisif, inutile, végète, traîne une existence humble, appauvrie, courbé sous le poids d'un passé magnifique. Une tristesse vague se marie à la splendeur, évoquant le faste douloureux d'un coucher de soleil automnal. Il y a une nostalgie dans l'éclat de toutes ces choses qui s'en vont lente ment, déjà sommeillantes, vers la mort. Elle s'exhale avec l'appel que le Joueur de cor essaie dans une chambre muette aux riches tentures ; elle plane sur les toits de la ville et descend dans le cœur de l'Homme à la fenêtre; elle alourdit le front du vieillard qui s'absorbe accoudé dans la chaise de la Salle des brasseurs; le corridor fuyant de la Maison hydraulique, le vide majestueux, sévère, épiscopal, des deux Salles de l'école Terninck, s'en pénètrent et la suggèrent discrètement. Les hommes actifs, énergiques, puissants, qui ont créé ces demeures ont disparu pour toujours et ne seront pas remplacés. Les demeures elles-mêmes lentement s'abolissent ; on dirait qu'elles le sentent et qu'il y a de la résignation et de la désespérance dans leur recueillement.