Page:La Jeune Belgique, t11, 1892.djvu/121

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

—ii3— L'existence d'autrefois, De Braekeleer, qui ne la représente pas directe ment, l'évoque somptueuse et seigneuriale, et ce caractère ressort d'autant plus par le contraste avec la race déchue qu'il introduit dans ses vestiges désertés. Il peint aussi les choses d'aujourd'hui, mais celles-là seules qui sont des survivances de l'autrefois perpétué : la vie tranquille des quartiers humbles, conservateurs des vieilles mœurs, les vieux cabarets flamands, les intérieurs de petites gens, d'artisans de métiers domestiques, de tra vailleurs à la Hans Sachs, à la mode du bon vieux temps. C'est un Cor donnier à son établi, un Chaudronnier dans sa boutique, un atelier de Potiers, la vieille femme de l'Echoppe, celle de la Fête de la grand'mère ou de la Lecon, dans son école gardienne à la vieille façon, la Frileuse dans son intérieur plein de « souvenirs » où bat comme un cœur le tic-tac d'une horloge. A un degré plus haut, ce sont des artisans presque artistes, vivotant dans de calmes travaux, comme le Peintre- copiste, le Broyeur de couleurs, le Ménétrier, le Graveur. Ces vies précaires et cachées, il les aime, il les étudie avec amour, avec une sollicitude attentive, et c'est un trait nouveau par lequel il se rattache aux vieux peintres néerlandais. Dès le début, il s'affirmait dans ce sens avec la Blanchisserie, doux jardinet si paisible qu'il ressemble à un intérieur de béguinage. Dans un enclos de petites maisons aux toits de tuiles, aux vieux murs moussus, avec des pots de fleurs et des plantes grimpantes aux fenêtres, deux femmes et un bon homme en camisole rouge étendent des nippes multicolores avec une can deur où l'on sent l'ancestrale religion du linge. Ce tableau, dont le coloris, pour n'avoir pas l'éclat de ses productions ultérieures, n'en est pas moins merveilleux, De Braekeleer le fit à vingt et un ans, en même temps sans doute que le Jardin de fleuriste. Or, déjà le peintre s'y trouve tout entier; c'est une œuvre décisive, déjà certes un chef-d'œuvre, qu'un Breughel avoi- sinerait sans déroger. Au point de vue du sentiment général, De Braekeleer est d'une persis tante identité. Ses tableaux forment un ensemble inséparable, avec des harmonies secrètes, des correspondances, des rappels, des raccords qui en marquent l'unité fondamentale, semblable à celle d'un livre de poèmes bien composé, telle qu'un titre unique pourrait les envelopper tous. De Brae keleer s'est cloîtré en son âme, sans se laisser envahir. Il vivait sur lui- même et son esprit n'a jamais changé. Sous le rapport du métier, s'il a varié davantage, ses diverses modifications procèdent de sa nature propre. On peut distinguer chez lui, en effet, plusieurs phases successives, et ce mot convient mieux que celui de manières. Car il n'eut pas de transfor mations subites, de révélations comme il arrive à ceux qui, les yeux fixés